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Antonio Tempesta (atelier), Scène de bataille, huile sur toile, 130 x 52 cm, vers 1620, collection privée - (ancienne attribution à l'entourage d'A. di Leone) |
Une peinture sur toile de
52x130cm représentant une scène de bataille, récemment passée en vente à
Drouot, était curieusement attribuée à l’entourage du peintre napolitain Andrea
di Leone (1610 - 1685).
Pourtant cette
peinture présentait bien toutes les caractéristiques des œuvres de l’atelier
d’Antonio Tempesta (Florence, 1555 - Rome, 1630) : type caractéristique
des chevaux, lances hérissées à l’arrière-plan, occupation totale de la toile
par l’affrontement serré des protagonistes, format oblong de l’œuvre et absence
de décor, comme sur les gravures des deux principaux recueils de batailles de
Tempesta, datant de 1599. Nous verrons qu’une analyse détaillée de l’œuvre
confirme qu’il s’agit bien d’une production de l’atelier de Tempesta, sinon
d’Antonio Tempesta lui-même.
Mise à jour juin 2014 : Une récente investigation m'a fait découvrir la gravure de Matthieu Mérian d'après Tempesta dont le dessin avait servi de modèle à la peinture ; l'analyse de la composition à partir d'autres gravures de Tempesta, donnée en fin de cet article, reste cependant pertinente, qu'elle s'applique à la peinture ou à la gravure. Il est à remarquer que la peinture a un format plus allongé, engendrant un léger tassement des motifs en partie basse, et le rajout d'un cavalier en second plan à droite.
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"Mêlée sauvage avec cavaliers et fantassins", gravure de Matthieu Mérian d'après Antonio Tempesta, 102 x 220 mm, extraite de la série de 16 gravures "Batailles d'après Antonio Tempesta", Manuel Wüthrich (Merian), Vol 1, n ° 310
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Mais auparavant,
il n’est pas inutile de se pencher sur la place qu’occupe notre peintre dans
les représentations de batailles, et particulièrement des batailles de
cavalerie, en examinant ce qu’il doit à ses prédécesseurs, et l’influence qu’il
a pu avoir sur l’évolution de la mise en scène picturale de ce type de sujet.
Florence, ville d’où est originaire Antonio Tempesta, a
eu un rôle de premier plan dans la mise au point des scénographies picturales
de batailles.
À partir de la seconde moitié du quattrocento, deux
types de commandes apparaissent en effet dans ce domaine : d’une part des
peintures de batailles aux dimensions monumentales, à la gloire des faits
d’armes de la ville ou de la famille commanditaire, et destinées à habiller les
murs des nouveaux palais de l’aristocratie urbaine ; d’autre part des peintures
de dimensions plus modestes (de l’ordre de 50cmx150cm), servant à décorer les
devants des coffres de mariage.
Dans la catégorie des grandes peintures murales, c’est Paolo
Uccello qui, le premier, exécute en 1456 trois panneaux de 3,20x 1,80 m,
représentant la bataille de San Romano (1436) ; les panneaux étaient
destinés à un salon d’apparat du Palais Medici-Ricardi de Florence. Ces œuvres
magistrales sortent des stéréotypes médiévaux ; elles mettent en jeu la
perspective nouvellement théorisée par Alberti, inscrivent les combattants dans
l’espace et dans le paysage, affinent et personnalisent les attitudes des
personnages et des chevaux, ce qui n’était pas le cas au Moyen-âge.
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Paolo Uccello, les 3 panneaux de la Bataille de San Romano, conservés respectivement à la National Gallery, au musée des Offices, et au Louvre |
Ce type de commande monumentale va se développer au
XVIe siècle. Les exemples les plus significatifs restent la bataille d’Anghiari
de Léonard de Vinci, la bataille du pont Milvius de Raphaël Sanzio, et le cycle
des batailles entre Florence et Pise, de Giogio Vasari.
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Commençons par la fameuse
bataille d’Anghiari, fresque commandée pour le salon des Cinq Cents du Palazzo
Vecchio, que Léonard de Vinci commença en 1505, mais qu’il abandonna très vite
pour des problèmes techniques. On sait qu’il exécuta les cartons, et que
ceux-ci furent exposés et eurent certainement une grande influence sur les
peintres qui les virent ; ils ont malheureusement aujourd’hui disparu. On
connaît cependant une partie de la scène par quelques dessins préparatoires
retrouvés dans les carnets du vieux maître, et surtout grâce à des copies de la
partie centrale, antérieures à 1565, date à laquelle Vasari recouvrit l’ébauche
de fresque et réalisa pour cette salle son propre cycle de batailles.
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Léonad de Vinci, Partie centrale de la Bataille d'Anghiari, copie dite Tavola Doria |
- La
bataille du pont Milvius (représentant l’affrontement de Constantin contre
Maxence, épisode marquant de l’histoire antique) exécutée entre 1517 et 1524
par Raphaël et ses élèves – Raphaël étant mort en 1520, à l’âge de 37 ans –
occupe un mur dans une salle du Vatican dite chambre de Constantin; cette
fresque a marqué son époque et fut maintes fois copiée.
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Raphaël et ses élèves, Bataille du pont Milvius, Vatican |
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Enfin les quatre grandes
batailles du cycle de Vasari, dont il vient d’être question, pour le salon des Cinq Cents du Palais Vecchio, : "la prise de Sienne", "la victoire de Cosme Ier
à Marciano au val de Chiana", "la
défaite des Pisans à la tour de San Vincenzo", et "Pise attaquée par les troupes florentines".
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Vasari, fresques du Salon des Cinq Cents, Palazzo Vecchio, Florence |
Dans
la catégorie des peintures de coffres, les artistes florentins tels Biagio di
Antonio, Andrea del Verrocchio, Apollonio di Giovanni et Marco del Buono Giamberti, réalisent entre
1450 et le début du XVIe siècle, de superbes et très décoratives scènes de
bataille. Pour ces grands coffres de mariage, appelés cassoni, typiques de la production florentine de cette époque, les batailles
représentées n’avaient plus de rapport avec les exploits guerriers des familles
commanditaires ; elles illustraient les légendes liées à la culture
humaniste, soit extraites d’épisodes bibliques, soit de la littérature
classique, comme par exemple l’Iliade, soit encore de romans de chevalerie,
telle la légende du roi Arthur.
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Cassone Florentin, avec peinture de Apollonio di Giovanni et Marco del Buono, représentant la bataille de Trebizonde, 1460 Metropolitan Museum of Art NY |
Par contre la peinture qui ornait l’intérieur du
couvercle de ces coffres avait toujours un caractère plus domestique et
intime ; elle représentait une scène intérieure ou un personnage
allongé - souvent une Vénus dénudée.
Ces cassoni s’inspiraient,
dans leur forme, des sarcophages romains en pierre que l’on commençait à
découvrir au gré des premières fouilles archéologiques, menées en particulier
sur le forum romain, et auxquelles les peintres et les architectes
participaient. Ces sarcophages étaient décorés sur le devant d’un bas-relief,
pouvant justement représenter des scènes de combat. Remarquons que certaines
batailles d’Antonio Tempesta ont des points de ressemblance avec ces
bas-reliefs antiques.
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Sarcophage romain, bas-relief représentant le combat des centaures et des Lapithes, Arezzo |
Voyons maintenant ce qu’Antonio Tempesta va retenir ou
transformer de tout cet héritage.
Concernant les devants des
cassoni du XVe siècle, leur caractéristique principale était l’insertion des
scènes de batailles à l’intérieur d’un vaste paysage en perspective, dont
l’importance dépassait souvent celle de la scène proprement dite, diluée en
plusieurs groupes, et reprenant parfois les différents moments de l’histoire
racontée, comme cela se pratiquait couramment aux siècles précédents (la
peinture représentant le combat d’Achille contre Hector en est un bon exemple).
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Biagio di Antonio, 1490, Mort d'Hector 47x161cm, Fitzwilliam museum, Cambridge |
Tempesta, comme Leonard de Vinci, Raphaël et Vasari,
suivra plutôt l’exemple de Paolo Uccello, qui dans ses trois panneaux donne
beaucoup plus d’importance à la bataille elle-même, le paysage lointain restant
un décor anecdotique, sans solution de continuité avec la perspective du
premier plan ; Uccello matérialise celle-ci par un sol pavé, ou par la
disposition des lances brisées, qui rappelle le pavage des scènes
architecturales magnifiant la perspective géométrique.
Les œuvres de Raphaël et de Vasari, par contre, dans un
souci de vérité perspective, chercheront à redonner la continuité entre le
premier plan et le lointain, et travailleront la profondeur de la bataille. Sur la fresque de
Raphaël grâce au relief du pont, et chez Vasari grâce au relief du sol. Pour
mieux focaliser la peinture sur les personnages de premier plan, véritables
protagonistes dont les attitudes et les personnalités sont davantage
travaillées, Raphaël et Vasari n’hésitent pas à forcer un peu la perspective
pour accentuer leur taille.
Tempesta s’intéressera aussi à ce
problème de conciliation entre la cohérence perspective et la volonté de donner
une plus grande importance aux personnages de premier plan. Et pour ce faire,
il a développé, dans beaucoup de ses scènes de batailles – et aussi dans ses
scènes de chasse - un artifice théâtral qui fera flores au XVIIe siècle :
abandonnant la continuité visuelle du sol, il fixe des sortes de « plans
coulisses » plus ou moins indépendants, qui s’appuient sur le relief et le
contraste de lumière, et lui permettent de mieux gérer la différence d’échelle,
en superposant les grandes figures individualisées du premier plan, les combats
du plan médian, et le paysage lointain du plan arrière, qui sert souvent à
préciser le contexte géographique de l’action.
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Choc de cavalerie avec deux guerriers, gravure d'Antonio Tempesta |
Parmi les grands peintres de bataille du XVIIe siècle,
Antonio Calza, Esteban March, Aniello Falcone, Adam-Frans van der Meulen, Joseph Parrocel,
Jacques Courtois, Jean-Baptiste Martin, Jan Martszen de Jonge, ou encore Pauwel Casteels, reprendront souvent cette disposition très
pratique. Mais pour être juste, il faut aussi parler du peintre-graveur Otto
van Veen, dit Vaenius, qui travailla de concert avec notre peintre-graveur
florentin ; Van Veen séjourna en Italie, avant de revenir à Anvers où il
eut l’honneur d’être le maître de Rubens. Exact contemporain de Tempesta, il
traite les batailles à peu près de la même façon, et l’on ne peut dire avec
certitude qui de l’un ou de l’autre a adapté le premier le procédé des plans coulisses aux
représentations de guerres.
Si maintenant on revient à
l’apport de Léonard de Vinci en matière de scènes de bataille, à travers les
études du vieux maître pour la mystérieuse fresque de la bataille
d’Anghiari, on découvre un travail minutieux sur les anatomies, sur les
attitudes et les expressions, aussi bien d’ailleurs pour les hommes que pour
les chevaux.
Carnets de croquis de Léonard de Vinci, études pour la Bataille d'Anghiari
On
voit aussi que Léonard s’efforce de rapprocher au maximum les combattants, dans
un corps à corps violent et quasi chorégraphique, de façon à dramatiser et
intensifier la scène.
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Copie d'un dessin perdu de Léonard de Vinci représentant la partie centrale de la Bataille d'Anghiari |
Il
a sans conteste influencé profondément tous les peintres de batailles
maniéristes ; Rubens a fait une copie de sa bataille d’Anghiari (Akademie der bildenden Künste,Vienne), et s’en est beaucoup inspiré dans sa
« Mort de Publius Decius Mus », de 1617. Raphaël et Vasari s’en étaient également inspirés dans leurs grandes
fresques, sans jamais atteindre la force de Léonard.
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Peter Paul Rubens, Mort de Publius Decius Mus, 1617, Fürstlich Lichtensteinische Gemäldegalerie |
Mais revenons à Tempesta : lui aussi essaiera
d’assimiler les études anatomiques de Léonard, surtout en ce qui concerne la
physionomie des chevaux ; évidemment, il est loin d’avoir le génie et la
puissance du maître, et on ne peut non plus le comparer à Raphaël ou à Rubens.
Toutefois, il surpasse les autres peintres par la quantité de scènes de
bataille qu’il dessina pour la gravure. À cette occasion il développa une
excellente maîtrise de la technique scénographique, établissant une sorte de
typologie des attitudes de personnages et de chevaux, qui lui permettra, par
une combinatoire appropriée, de couvrir à peu près tous les sujets. L’analyse
du tableau présenté en début d’article montrera cette combinatoire à l’œuvre.
Enfin un dernier point mérite d’être
noté concernant les batailles d’Antonio Tempesta :
À côté de ses scènes inscrites dans un
paysage en perspective, marquées comme je l’ai dit par des plans coulisses, il
a aussi produit des batailles (et le tableau étudié en est un exemple) qui se
caractérisent par une absence totale de décor ; l’image est entièrement
occupée par la mêlée des combattants. Ceux qui sont morts ou blessés jonchent
le bas de la scène, les cavaliers s’affrontent et s’entremêlent dans la partie
médiane, tandis que la bordure haute est réservée aux lances hérissées, aux
étendards déployés, et aux casques de la multitude des soldats qu’on devine
derrière le plan médian. Cette disposition, qui limite l’espace au corps à
corps du combat, rappelle, comme on l’a vu précédemment, ce qui se passait sur
les frises sculptées des temples antiques et des sarcophages romains.
Alors pour mieux comprendre ce
type de peinture, il faut revenir au quattrocento, avec Andrea Mantegna. C’est
en effet lui qui, le premier, travailla à partir des bas-reliefs de sarcophages
antiques à Rome. Il créa des frises en grisaille, destinées à imiter ou
rappeler les frises antiques sculptées (ainsi son « triomphe de
Scipion », National Gallery, Londres).
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Andrea Mantegna, Le triomphe de Scipion, National Gallery, Londres |
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Andrea Mantegna, Le combat des dieux marins, gravure |
Sa
gravure de 1480 intitulée « Combat des dieux marins », par ses
proportions et la disposition des personnages, fixe le modèle de ces
compositions se référant aux décors antiques, compositions qui étaient conçues
pour s’intégrer dans l’ordonnancement architectural des nouveaux palais. Après
lui, Lelio Orsi, qui était peintre et architecte, continua dans cette
voie ; et même Raphaël, avec les fresques du cycle de l’histoire d’Amour
et de Psyché, à la villa Farnésine ; il compose là une suite longitudinale
de grands personnages, sans aucun paysage autour.
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Raphaël Sanzio, Histoire d'Amour et de Psyché, fresque de la villa Farnésine |
Antonio Tempesta reste à ma
connaissance le seul peintre à avoir composé de vraies peintures de batailles
en reprenant la scénographie des bas-reliefs antiques (si l'on excepte la grande fresque du Palais Montecitorio à Rome, de Francesco Allegrini, qui s'inspira beaucoup de Raphaël et de Tempesta) ;
Mise à Jour mai 2019 : j'ai découvert récemment qu'on pouvait aussi établir une certaine filiation entre Tempesta graveur de "chocs de cavalerie" et Sebald Beham (1500-1550) graveur allemand qui composa une suite des travaux d'Hercule, dans laquelle la planche du combat du héros contre les Troyens (1545) semble préfigurer les batailles de Tempesta :
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Sebald Beham, Hercule combat les Troyens, gravure, 1545, British Museum, Londres |
Notons que Tempesta est le premier à « proposer des représentations de combats
pour le plaisir, c’est-à-dire sans qu’elles correspondent à un évènement
précis » (Bleuenn Ricordel, Un cheval pour mon royaume ! La
place du cheval dans la représentation équestre du roi XVIe- XVIIIe siècles,
Master 2, Université de Rennes).
Mais penchons-nous maintenant sur les détails de notre
peinture dite « Scène de bataille », faussement attribuée à
l’entourage d’Andrea di Leone. On sait qu’Antonio Tempesta réutilisait
couramment ses gravures ou leurs dessins préparatoires dans la composition de
ses peintures. En témoigne par exemple « La mort d’Absalon », du
musée des beaux-arts de Tours, qui utilise un dessin que l’on retrouve aussi
dans plusieurs gravures.
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Antonio Tempesta, La mort d'Absalon, Huile sur cuivre, musée des Beaux-Arts de Tours |
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Dessin et gravures d'Antonio Tempesta |
Dans notre peinture, il s’agit d’un véritable
patchwork. Mais il est réalisé si habilement, avec une combinatoire si bien
maîtrisée, qu’il n’y paraît absolument pas quand ont regarde la toile :
l’équilibre de composition est parfait, et on ne soupçonne pas le collage.
J’ai pourtant identifié huit fragments de gravures
différentes réutilisées pour cette peinture. Et l’hypothèse d’un
« suiveur » qui aurait voulu faire un pastiche en recollant divers
morceaux de l’œuvre du maître peut d’emblée être écartée : les
« suiveurs » utilisent en généralement une seule œuvre qu’ils
modifient ou adaptent. Or ici, les gravures utilisées, toutes de Tempesta,
appartiennent à quatre recueils indépendants, dont les sujets sont très
éloignés ; elles ont fait l’objet de publications séparées, à des dates
différentes. Il paraît donc évident que l’auteur de la peinture, si ce n’est
pas Antonio Tempesta lui-même, appartient à son atelier, où il a pu puiser
directement dans le stock de dessins (rappelons qu’on doit à cet artiste plus
de 1800 gravures, dont une partie
reprend des dessins d’Otto van Veen, avec qui il collaborait).
Le premier dessin identifié dans
notre peinture concerne les deux protagonistes principaux, dont l’un désarçonne
l’autre avec sa lance : il est repris d’une illustration de la légende
médiévale espagnole des « Sept infants de Lara », gravée en 1612 par
Tempesta sur des dessins d’Otto van Veen. Les cavaliers peints sont inversés
par rapport à la gravure, ce qui conforte la thèse de l’utilisation du dessin
préparatoire, toujours en miroir par rapport à l’épreuve gravée). La scène représente Gonzalo Gomez tuant (d’un coup de
poing?), le neveu de Dona Lambra, qui l’avait insulté. Dans notre peinture,
Tempesta s’est contenté de rajouter une lance dans la main du vainqueur, pour
mieux cadrer avec le contexte d’une bataille.
Le deuxième dessin utilisé se
rapporte au cavalier de droite dont la cape flotte sur l’épaule ; c’est
celui d’une gravure extraite d’un recueil de 1606, illustrant des métamorphoses
d’Ovide ; on y voit deux cavaliers qui se combattent, symbolisant
« l’âge du fer ». Le combattant victorieux de la gravure est
transposé ici sans modification, si ce n’est la longueur de sa lance.
Il existe dans les collections du Louvre, un dessin anonyme à l'encre brune de la fin du XVIe s. (N° inventaire INV 11764, recto, voir illustration ci-après) qui semble être une esquisse pour la gravure "l'âge du fer" du recueil des Métamorphoses, donc attribuable à Antonio Tempesta ; il se trouvait anciennement dans les carnets de dessins appartenant à Carlo Maratta. Signalons aussi, toujours dans les collections de dessins du Louvre, venant des carnets de Maratta, un dessin à la plume, encre brune et lavis gris (INV 35331, recto) reprenant la gravure "Mêlée sauvage avec cavaliers et fantassins"; ce dessin, qui tronque légèrement la scène sur la gauche, est vraisemblablement une copie du XVIIe siècle. (mise à jour nov 2014)
Si l’on s’intéresse maintenant à la partie gauche de la
peinture, on découvre que le porte-étendard est l’adaptation (inversée) du
porte-étendard d’une gravure du recueil « Guerre des Romains contre les
Bataves » (histoire rapportée par Tacite), gravure représentant « Les Néerlandais au cours d'une attaque surprise du
camp romain sur la Moselle »
. La série, comme les sept infants de Lara, a été publiée en 1612 à
Amsterdam. Là encore, Tempesta a fait ses gravures à partir de dessins d’Otto
van Veen.
Les soldats de la peinture qui se
trouvent juste au-dessous du porte-étendard, l'un de dos et l'autre de face, bras écartés, brandissant une épée, viennent d’une autre gravure de
la même série, titrée « Les troupes de Civilis traversant la Meuse », et sont aussi inversés, et adaptés : une lance est remplacée par une épée, et les deux personnages sont déplacés l'un par rapport à l'autre. (mise à jour article nov 2013)
Toujours
sur la gauche de la peinture, le cheval aux pattes fléchies du premier plan est
tiré d’une série de gravures de chevaux, faite par Tempesta en 1590, et titrée
« Chevaux de différentes régions ». La gravure utilisée montre un
cheval qui donne un coup de sabot à un autre ; c’est ce dernier qui est
intégré dans la peinture, avec quelques adaptations : la tête est moins
dressée, le corps plus affaissé, et la sangle d'une selle apparaît sur son dos.
Mise à jour décembre 2016 : j'ai découvert un dessin du Louvre, non attribué, qui semble être l'étude de Tempesta pour ce cheval :
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Anonyme XVIIe s. (mais probablement Tempesta, antérieur à 1590), dessin à la plume, encre brune, lavis brun, pierre noire, 14,8cm x16cm Paris, musée du Louvre, D.A.G. |
Revenons
maintenant vers la droite : le cavalier, sur un cheval blanc dont on voit
la croupe, semble un mélange de deux fragments de gravures extraites des
« Guerres bibliques » (recueil de 1613) : « la bataille des
Israélites contre les Amalécites », et « Le massacre de l’armée de
Sennacherib (par l’ange de Dieu) ».
On
voit encore une réutilisation de dessin, cette fois très évidente, en bas de la
peinture, vers le centre : le guerrier blessé, tombé à terre, qui dresse
son épée dans un dernier élan, n’est autre qu’un des protagonistes du
« Massacre des quatorze enfants de Niobé », gravure de 1606, extraite
du recueil d’illustrations des Métamorphoses d’Ovide. Là encore le personnage
de la peinture est inversé par rapport à celui de la gravure, et une épée a été
placée dans sa main droite, pour en faire un véritable soldat : en effet
le modèle sur la gravure est l’un des fils de Niobé, sans défense sous les
flèches d’Apollon et de Diane.
Enfin
un dernier personnage allongé à terre à la gauche du précédent, à peine visible
entre les pattes des chevaux, est très inspiré (mais toujours inversé) du
Pyrame mort, au-dessus duquel se suicide la belle Thisbe, désespérée,
sur une gravure faisant également partie du cycle des Métamorphoses
d’Ovide de 1606.
Mise à jour septembre 2016 : découverte d'une autre gravure de Tempesta représentant le dragon fils d'Arès dévorant les compagnons de Cadmos, et qui contient aussi un des personnages à terre repris inversé dans notre bataille :
Pour conclure cette brève investigation, je dirai que
l’art combinatoire de Tempesta et de son atelier, mis en évidence dans cette
scène de bataille, révèle une facette créative propre aux peintres graveurs.
Ils n’ont plus le temps, comme le faisait Léonard de Vinci, de travailler
pendant des mois ou des années à la mise au point de tel ou tel détail d’un
tableau ; ils doivent être capables d’illustrer rapidement de multiples
scènes d’histoires, très diverses, et ont appris à utiliser au mieux tout leur
capital de dessins. Ils ne répugnent d’ailleurs pas à se servir au besoin de
dessins qui ne sont pas les leurs, comme en témoignent les échanges entre
Tempesta et van Veen, tous deux peintres graveurs.
Certains considéreront cela comme un déclin de la
grande peinture de la Renaissance. Pour ma part, j’y vois plutôt un signe de
modernité, une façon d’adapter l’art à de nouvelles conditions de diffusion et
à de nouveaux publics.
Je vois aussi que cet art combinatoire peut devenir une
forme de jeu virtuose, libérant naturellement l’imagination de la tyrannie du
sujet. Tempesta s’amuse à représenter des batailles « en soi », sans
plus de référence à aucun fait réel ou mythologique ; un peu comme le
feront un siècle plus tard les védutistes avec leurs capricci, ces collages d’architectures réelles et imaginaires dans des
paysages composés ad hoc. Pendant de longues années, j’ai moi-même composé des
villes imaginaires à partir de fragments d’images glanées dans des revues, et
réadaptées à la composition recherchée ; c’est peut-être pour cela que
l’art de Tempesta me parle tout particulièrement.
Mise à jour 07/06/13:
Après nettoyage du tableau (voir image en tête d'article), les trace du monogramme AT apparaissent sur le harnais au poitrail du cheval de droite; ce qui confirmerait que l'oeuvre est bien de la main d'Antonio Tempesta.
Mise à jour juin 2014 :
La découverte de la gravure ayant servi de modèle à la peinture invalide la réalité des traces de monogramme sur le harnais.