Hantise, Odilon Redon, lithographie, 1867
Peut-on encore aujourd’hui créer de la nouveauté en peinture ?
C’est-à-dire dans cette forme d’art qui, depuis vingt mille ans, s’évertue à fixer sur un support matériel pérenne et plus ou moins plan, des représentations synthétiques et symboliques d’une réalité vécue ou rêvée.
Les peintres y ont cru dur comme fer jusqu’aux premières années du XXe siècle : naturalisme, impressionnisme, symbolisme, fauvisme, expressionnisme, constructivisme, surréalisme, ont été autant de pistes modernes pour comprendre telle ou telle facette du monde réel ou imaginaire, et en restituer une image forte.
Puis quelques artistes ont commencé à douter : y avait-il encore un sens à vouloir traduire par une image peinte fixe cet univers contemporain si mobile, que notamment le cinéma et plus tard les images virtuelles pouvaient tellement mieux restituer ? Certains cherchèrent à traiter le mal par le mal : l’art brut, expression des inadaptés ou inexpérimentés, qu’ils soient des fous ou des enfants, semblait pouvoir montrer encore un territoire inexploré : non plus le monde, mais la fêlure du rapport au monde.
La peinture, ne pouvant plus se nourrir directement du réel contemporain, semblait donc vouée, après les ultimes espoirs du pop art, à la folie ou à la disparition.
À moins qu’elle ne se dévore elle-même… Et c’est ce qu’elle fit.
Elle se mit à s’observer comme artefact, elle s’amusa à démonter toute sa machinerie interne : déconstruction de la figure, déconstruction du sens, déconstruction de la beauté, de la matière, de la couleur, du support, et en fin de compte du métier lui-même… Depuis, elle n’en finit pas de se désintégrer, de sucer ses propres os, sans parvenir pourtant ni à disparaître, ni à renaître.
Elle reste comme ces âmes errantes et maléfiques des morts sans sépulture, que les anciens redoutaient tant. Et comme ces âmes, la peinture est maintenant devant l’alternative suivante :
- Soit elle doit être définitivement enterrée, selon le rite universitaire en vigueur, qui la déclarera un art du passé : elle pourra alors continuer de vivre sereinement dans son tombeau, loin des médias, comme on imaginait que le faisaient les défunts, loin du soleil, en se nourrissant des mêmes aliments que dans leur vie terrestre, à travers les offrandes qu’on voulait bien leur apporter. Cette peinture underground, qui bien entendu n’évoluera plus et n’innovera plus, continuera néanmoins indéfiniment à être pratiquée par des artistes anachroniques bienheureux, morts à la créativité contemporaine.
- Soit elle doit trouver rapidement des rédempteurs, qui, par la force de leur foi artistique, par le sacrifice de leur ego, lui permettront de ressusciter, et de commencer un nouveau cycle de vie figurative, glorieuse, et mouvementée, en phase avec le siècle qui commence. L’exposition Odilon Redon, prince du rêve, au Grand Palais, m’a rendu cet espoir : voilà un artiste qui a su en son temps ouvrir de nouvelles pistes.