présentation des peintures synchronistiques

lundi, janvier 25, 2016

Le Christ aux limbes (hommage à Agnolo Bronzino et à Alberto Burri)

Gilles Chambon, Le Christ aux limbes, huile sur toile 90 x 65cm, 2016
La première épître de Pierre indique que le Christ, après avoir été mis au tombeau, et avant sa résurrection (c’est-à-dire entre le Vendredi saint et le jour de Pâques), s’est rendu en enfer, dans les limbes plus exactement, pour « prêcher aux esprits en prison » (3, 19). Les limbes étaient ce lieu où se trouvaient assignés à résidence les âmes des justes qui, nés avant la rédemption qu’apporta Jésus aux hommes, ne pouvaient accéder au paradis, puisqu’ils étaient souillés malgré eux par le péché originel.
La scène du Christ aux limbes a souvent été représentée par les peintres. Au Moyen-Âge, c’était généralement prétexte à imaginer la gueule de l’Enfer entourée de démons ; Jésus venait y délivrer Adam, Eve, et tous les anciens patriarches. 

Psautier de St Alban, le Christ descend aux enfers, c. 1135, Hildesheim, Dombibliothek MS. God. 1
À la Renaissance, Martin Schongauer, Friedrich Pacher, ou encore Pieter Bruegel l'Ancien, suivaient toujours plus ou moins cette tradition.

Martin Schongauer, La descente du Christ aux limbes, gravure sur cuivre, c. 1480

Friedrich Pacher, Le Christ aux Limbes, 1460, Musée des Beaux-Arts de Budapest

Pieter Bruegel l'Ancien, La descente du Christ aux limbes, gravure, 1561
Mais une rupture avec l'« image d’Épinal » d'un enfer peuplé de monstres viendra  d’Italie, évidemment : c'est Mantegna, d'abord, qui accomplit une véritable révolution : il invente en 1468 pour Ludovic Gonzague une version très osée du Christ aux limbes, dans laquelle le Christ, en position centrale tourne le dos au spectateur. Il n’y a plus ni diablerie (deux diables volent cependant encore dans la première version), ni gueule d’Enfer, juste le travail minutieux des anatomies et des drapés, et une porte brisée, qui sera remplacée dans la seconde version de 1470-75 par l’entrée d’une simple grotte, très naturaliste. 

Andrea Mantegna, La Descente aux limbes c. 1468, plume, encre et lavis brun sur vélin, (dessin de la fresque de la chapelle du Castello di San Giorgio de Mantoue, détruite) Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux Arts, inv.189
Andrea Mantegna, La descente aux limbes, c. 1470-75, tempera sur toile, The Frick Collection, New York
Un demi-siècle plus tard, le maniérisme redonnera davantage de théâtralité à l'épisode : non plus à la façon pittoresque et fantastique du Moyen-Âge, mais en imaginant une scénographie complexe des corps, avec des déhanchements exagérés, appelées figura serpentina et contrapposto. Domenico Beccafumi, Agnolo Bronzino, excelleront dans cet exercice, et avant eux Sebastiano del Piombo, qui travailla à Rome auprès de Raphaël.
Domenico Beccafumi, Descente du Christ aux limbes, c. 1530-35, Pinacothèque nationale de Sienne
Agnolo Bronzino, La descente du Christ aux limbes,1552, Musée de l'Œuvre de Santa Croce, Florence
Sebastiano del Piombo, Le Christ aux limbes, 1516, musée du Prado, Madrid
Le Christ aux limbes de Sebastiano del Piombo me servira de trait d’union avec la peinture moderne ; il a en effet été repris et réinterprété par Cézanne (il ne nous reste hélas qu’un fragment de sa composition générale, peinte à l’origine directement sur le mur de la maison du Jas de Bouffan, aux environs d'Aix-en-Provence).
Paul Cézanne, Le Christ aux limbes, c. 1867, huile transposée sur toile, Musée d'Orsay, Paris

Le dessin est fidèle au tableau du Piombo, mais l’écriture violente, qui semble se souvenir de Goya, l’accentuation des contrastes, la simplification des lignes et des couleurs, l’abandon des finitions, du sfumato, et de la perspective, en font une composition éminemment moderne…

J’ai souhaité moi aussi traiter le thème du Christ aux limbes (voir image en tête de l'article) de façon à la fois  moderne et connectée à l’univers maniériste. Je suis donc parti d’une feuille d’étude d’Agnolo Bronzino :

Agnolo Bronzino, feuille d'étude avec deux nus et un bras droit, c. 1542-43, Musée des Offices, Florence

Cette feuille n’a en fait aucun lien avec son grand Christ aux limbes de Santa Croce (voir image plus haut). On y trouve d’un côté l’esquisse de deux des personnages du « Moïse frappant le rocher d’Horeb (appelé aussi allégorie du printemps) » de la Chapelle Eleonora de Toledo au Palazzo Vecchio, et de l’autre l’étude de la main droite du portrait de Stefano IV Colonna.

Deux oeuvres de Bronzino : à gauche, Moïse frappant le rocher, 1542-43, chapelle Eleonora de Toledo, Palazzo Vecchio, Florence ; à gauche, Portrait de Stefano IV Colonna, 1546, Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome
 
--> Fidèle à ma méthode synchronistique, je les ai jetés tels quels dans les limbes de la fournaise abstraite d’une œuvre sans titre d’Alberto Burri.

Alberto Burri, Sans titre, 1953, huile sur toile avec sable et morceaux de tissu, Courtesy Mazzoleni Art, Londres

La main de Stefano Colonna devient ainsi dans mon tableau la main rédemptrice d’un Christ invisible, et les deux Hébreux harassés deviennent les justes de l’ancien temps, libérés par le Christ descendu en enfer.
Curieusement, comme souvent dans la méthode synchronistique, le choix intuitif de la feuille d’étude de Bronzino pour incarner l’épisode du Christ aux limbes, se révèle porteur d’une convergence de sens. En effet le rocher d’Horeb frappé par Moïse a un sens symbolique directement relié à la rédemption offerte par le Messie: de même que des eaux vivifiantes s’élançaient du rocher frappé par le bâton de Moïse, de même du Messie, « frappé par Dieu, meurtri et brisé à cause de nos iniquités » (Ésaïe 53 : 4, 5), jaillit le fleuve du salut appelé à sauver notre humanité perdue. Comme le rocher avait été frappé une seule fois, le Messie serait « offert une seule fois pour ôter les péchés de tous » (Hébreux 9:28).

Et pour plaisanter un peu, je dirai que beau travail d’Alberto Burri, maintenu jusqu'à présent dans les limbes de la peinture abstraite, se voit, grâce à mon intervention synchronistique et à l'action rédemptrice des dessins de Bronzino, propulsé dans le paradis de la peinture figurative!

vendredi, janvier 01, 2016

Vénus jardinière


Gilles Chambon, Vénus jardinière, huile sur toile 30 x 70cm, 2015

Petit clin d’œil à toutes les Vénus, odalisques, Maja, Olympia, et autres belles alanguies qui ont marqué l’histoire de la peinture depuis la Vénus endormie de Giorgione (1510).

Ma Vénus jardinière renoue avec la tradition renaissante d’origine qui plaçait la déesse de l’amour dans un paysage agreste. Cependant ici le paysage est plutôt fauve et symboliste, puisqu’on y retrouve (suivant la méthode synchronistique) les traces d’une œuvre d’Auguste Macke et quelques touches transposées de Paul Sérusier. Quant à la déesse, je l’ai détournée d’un beau tableau que le peintre siennois Domenico Beccafumi avait réalisé vers 1519 pour la tête de lit de la chambre à coucher de Francesco Petrucci et de sa femme Caterina Piccolomini. Vénus présidait bien sûr à la fertilité du couple, comme elle veille ici sur l’épanouissement végétal, et au-delà, symboliquement, sur la fécondité de la peinture.

P.S. : Bonne et heureuse année 2016 à tous les lecteurs de ce blog !!

jeudi, décembre 17, 2015

La peinture synchronistique comme art éco-responsable


Gilles Chambon, Métropole-mélodie, huile sur toile, 48x64cm, 2014
Une vérité irréfragable s’impose à nous depuis une trentaine d’années : l’humanité évolue dans un monde fini et globalisé, et on doit en tirer très vite les conséquences. Préservation du climat et des écosystèmes, économies d’énergie, régulation des crises et des conflits qui s’allument un peu partout sur le globe comme autant de clignotants rouges témoignant de l’urgence d’actions adaptées.
C’est que la civilisation « techno-capitaliste », en cause aujourd’hui, s’est appuyée essentiellement sur l’expansion (croissance, conquête, impérialisme) et sur une forme de myopie ethnocentrique (la finalité nationale semblant la plupart du temps un horizon indépassable, au détriment d’appartenances identitaires plus ouvertes).
Aujourd’hui, un changement de paradigme est en train de s’accomplir : le formidable développement de la conscience écologique a définitivement invalidé les modèles de croissance expansionniste de la société de consommation, et les instances internationales, même si elles peinent encore à s’imposer face aux intérêts égoïstes des nations, témoignent d’une aspiration de plus en plus partagée à l’émergence d’une gouvernance mondiale.

Il me semble que la répercussion de ces nouveaux paradigmes, dans le domaine de l’art, devrait nous interpeler, et porter la création contemporaine à se réformer au plus vite. En effet elle relève encore pour l’essentiel d’un besoin de nouveauté à tout prix, poussant jusqu’à l’absurde la fuite en avant initiée par l’art moderne, depuis l’apparition des avant-gardes. 
Cette conception de la création basée sur une logique de conquête perpétuelle de nouvelles facettes de la subjectivité, notamment par la transgression, est corrélée aux utopies progressistes-positivistes-révolutionnaires qui ont marqué tout le XXe siècle, et qui ont plusieurs fois conduit l’humanité au bord du gouffre.
En art, si la transgression avant-gardiste a pu un temps libérer les artistes du carcan académique, leur ouvrant de belles perspectives poétiques, elle ne devrait manifestement plus être d’actualité aujourd’hui. En effet le chaos délétère que les œuvre labellisées « art contemporain » produisent, dépasse maintenant largement les maigres intérêts que l’on peut encore leur trouver ici ou là. Et si l’AC s’est fait une spécialité du recyclage artistique des déchets et sous-produits de toutes natures issus de la société industrielle, cela n’a rien à voir avec une attitude écologique véritable. 

En effet, si rôle éco-responsable il doit y avoir pour les artistes,  ce n'est ni en participant au recyclage matériel des déchets (qui évidemment relève d’une autre échelle d’intervention), ni en portant la bonne parole écologique à l'aide de symboles simplistes. J’imaginerais plutôt ce rôle citoyen des artistes comme un engagement à préserver l’écosystème mental des individus auxquels ils adressent leurs propositions. Et là, de même que notre planète n’est pas indéfiniment transformable au gré des dynamiques techno-capitalistes, prenons acte que notre esprit ne l’est pas non plus au gré des pulsions révolutionnaires qui habitent les plus illuminés (ou allumés) d’entre nous, ou de la seule logique des machines désirantes qui travaillent les groupes humains.
Réfléchissons alors sérieusement à ce que pourrait être une écologie de l’esprit humain, soucieuse du maintien de son imago-diversité, et des équilibres psychiques indispensables à l'épanouissement personnel. L’esprit, pas plus que le corps, n’est malléable à l’infini, sauf à se placer dans une perspective transhumaniste (c’est un peu comme l’expansionnisme productif de la société de consommation qui n’est plus justifiable aujourd’hui, sauf à être considéré dans la perspective, très irréaliste, d’une conquête spatiale imminente repoussant toujours plus loin les limites de l’orbe d’intervention humaine).

Donc, en art,  plutôt que de chercher toujours à faire sauter des verrous pour découvrir des formes et des finalités nouvelles, au mépris absolu de notre « écologie cérébrale », il serait temps de marquer une pause, et de prendre conscience que le désir – ou le besoin d’art – loin d’être la quête d’un simple jeu intellectuel, participe à l’équilibre profond que chacun d’entre nous doit rechercher, notamment dans sa relation à l’Universel.

Face à l’impéritie et l’impertinence de beaucoup de créations d’aujourd’hui, renonçons momentanément à vouloir être dans le coup, arrêtons l’absorption purgative des inepties que nous vantent trop souvent les critiques et les médias spécialisés, et retournons-nous pour contempler la richesse et la pertinence poétiques des oeuvres artistiques élaborées au cours des siècles passés, XXe siècle compris, évidemment. 
C’est précisément le sens de ma peinture synchronistique : élaborer une création nouvelle en redécouvrant des œuvres oubliées, en les rapprochant bien qu’elles appartiennent à des univers picturaux en apparence éloignés, en débusquant leurs affinités secrètes, et en les métamorphosant dans une écriture picturale inédite.

La peinture synchronistique se veut donc un art réellement « éco-psycho-responsable », puisqu’au lieu de gaspiller les ressources mentales en inventant sans arrêt de nouvelles formes inutiles, il table sur une énergie imaginale renouvelable, et fait la preuve qu’on peut, par le recyclage et la mise en pot commun de notre patrimoine pictural, redynamiser l’imaginaire artistique contemporain, et lui retrouver un sens poétique inédit, riche d’évocations multiples et de résurgences imprévues.

mardi, décembre 15, 2015

Le martyre de Saint Sébastien


Gilles Chambon, Le martyre de Saint Sébastien, huile et brou de noix sur papier, 32x23cm, 2015
Saint Sébastien est l’un des martyrs préférés des peintres, peut-être surtout depuis que Mantegna en a fait une sorte de canon du corps masculin, associé à l’architecture romaine antique (colonne corinthienne au Louvre, et ordre composite au Kunsthistorisches de Vienne). 

Andrea Mantegna, Martyre de Saint Sébastien, à gauche, Louvre, à droite Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le supplice infligé au corps dénudé attaché à une colonne a permis très souvent un rapprochement avec la flagellation du Christ. Ce parallèle christique apparaît aussi dans certaines représentations de Sébastien blessé et évanoui, détaché par sainte Irène, qui rappellent clairement les descentes de croix - en particulier le St Sébastien de Ter Brugghen, du Allen Memorial Art Museum, à Oberlin (Ohio). 

À gauche, Hendrick Ter Brugghen, St Sébastien soutenu par Irène, 1625, Allen Memorial Art Museum; à gauche, Agnolo Bronzino, Pieta, 1546, musée des Beaux-Arts de Besançon

On observe également, dans un tableau de Procaccini représentant Saint Sébastien blessé et évanoui, mais cette fois soutenu par des anges, un parallèle évident avec les nombreuses représentations du Christ mort soutenu aussi par des anges. Symboliquement cette proximité entre le Christ et le Saint peut s’expliquer par le fait que Sébastien est guérit après la sagittation, à l’image du Christ qui ressuscite après la crucifixion.

À gauche, Giulio Cesare Procaccini, Martyre de Saint Sébastien, Civico Museo d'Arte Antica, Castello Sforzesco, Milan, à droite, Francesco Trevisani, Le Christ mort porté par des anges, Vers 1705 - 1710, Louvre

Mon Saint Sébastien synchronistique fait sans doute lui aussi penser à un Christ mort. J'ai utilisé à dessin une étude de Bronzino que je croyais être un corps du Christ. 


Agnolo Bronzino, dessin d'étude pour la Résurrection, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
Mais s’il a bien servi à la mise au point de sa Résurrection, il ne s'agit pas du corps de Jésus, mais de celui d'un des soldats (en-bas, à gauche).

Agnolo Bronzino, La Résurrection, Chapelle Guagnani, Santissima Annunziata, Florence

Finalement, Sébastien étant lui aussi un soldat, mon erreur retrouve une forme de légitimité ! Mystère de la synchronicité…

Quant au fond de ma composition, qui évoque à la fois la pourpre romaine et le sang, il est issu d'un tableau totalement exogène au thème traité: c'est la transposition d’une oeuvre abstraite d’Alberto Burri de 1952, intitulée « Muffa » :

Alberto Burri, Muffa, 1952
PS : j'avais aussi traité ce thème il y a une dizaine d'années, mais d'une manière très différente : Le martyre de Saint Sébastien

lundi, décembre 14, 2015

La folie de Dieu

Gilles Chambon, La folie de Dieu, huile et brou de noix sur papier, 22x30cm, 2015

Hommes effrayés en perdition, s’enlisant dans un décor qui se dérobe, mystérieuses silhouettes noires menaçantes…
Cette composition est une allégorie synchronistique, en résonnance aux attentats de Paris du 13 novembre.

Les personnages viennent d’un "Châtiment de Koré, Datan et Abiram"(1539) de Domenico Beccafumi, tandis que le décor est réinterprété d’une composition abstraite (65,1x73,7cm, 1952) d’Alberto Burri

Les attentats de Paris sont en effet, pour ceux qui les ont commis, un accomplissement de la folle cruauté divine, la même qui s'exprimait dans l'épisode de la Bible où l'Éternel punit Koré, Datan, Abiram, et leurs familles, qui s'étaient opposés à Moïse, comme aujourd'hui l'Occident s'oppose à Daesh:
  • "28 Moïse dit: «Voici comment vous reconnaîtrez que c'est l'Eternel qui m'a envoyé pour accomplir toutes ces choses et que je n'agis pas de ma propre initiative:
    29 si ces gens meurent comme le reste des hommes, s'ils subissent le sort commun à tous les hommes, ce n'est pas l'Eternel qui m'a envoyé;
    30 en revanche, si l'Eternel accomplit un acte extraordinaire, si la terre s'entrouvre pour les engloutir avec tout ce qui leur appartient et qu'ils descendent vivants dans le séjour des morts, vous saurez alors que ces gens ont méprisé l'Eternel.»
    31 Il finissait de prononcer toutes ces paroles lorsque le sol se fendit sous eux. 32 La terre s'entrouvrit et les engloutit, eux et leur famille, avec tous les partisans de Koré et tous leurs biens.
    33 Ils descendirent vivants dans le séjour des morts, eux et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent du milieu de l'assemblée. 34 Tous les Israélites qui étaient autour d'eux s'enfuirent à leur cri. Ils se disaient en effet: «Fuyons, sinon la terre nous engloutira!»
    35 Un feu jaillit, venu de l'Eternel, et dévora les 250 hommes qui offraient le parfum." (Nombres, XVI, 28 à 35).

vendredi, novembre 27, 2015

Paysages anthropomorphes et visages habités

Salvador Dali, Le Grand Paranoïaque, huile sur toile 62 x 62 cm, 1936, Museum Boijmans van Beuningen, Rotterdam

À propos de son « Grand Paranoïaque », Dali rapportait que « ce visage formé avec des gens de l'Ampurdan, qui sont les plus grands paranoïaques, a été peint après avoir eu une conversation sur Arcimboldo avec José Maria Sert. » Tout le monde connaît les personnages créés par Giuseppe Arcimboldo, faits de l’agrégation d’éléments végétaux, animaux, ou minéraux, qui obligent le regard à une double lecture de l’image. Fusion et confusion, mélanges d’échelles et de genres, métamorphose et hybridations. Si Arcimboldo en a fait un système, les mélanges et détournements des formes dans l’image ont existé bien avant lui. L’invention de créatures hybrides construites en mélangeant des morphologies appartenant à des espèces ou a des règnes différents est une constante de la peinture et de la sculpture depuis la plus haute antiquité : personnages ou animaux ailés, humains à têtes animales où animaux à figure humaine, sphinx, centaures, chèvre-pieds, chimères, dragons, hydres, sirènes, etc… Dans l’antiquité gréco-romaine, ces personnages bizarres pullulaient dans de ce qu’on a par la suite appelé les décors grotesques. Il furent réunis sous la dénomination de grylles (d’après Pline l’ancien, cette appellation viendrait du peintre grec Antiphile, qui aurait inventé une figure ridicule qu’il nomma Gryllus).

Grylle de bas de page, illustration des miracles de la Vierge, mis en vers par Gautier de Coincy, manuscrit du milieu du XIIIe siècle, MS 551 Ville de Besançon

Au milieu du XIIIe siècle, l’enluminure gothique reprendra cette tradition, en ornant les marges et bordures de nombreux manuscrits avec des petites saynètes cocasses et irrévérencieuses, faisant intervenir des êtres bizarres qui transgressent l’ordre naturel. On a coutume de les désigner par le terme de drôleries : « les hybrides composés de parties humaines, animales et végétales, continuent d’animer les marges flamandes deux siècles plus tard (après 1250). On retrouve surtout des grylles sans tronc, formés d’une tête directement fixée sur des pattes ou des jambes, et des hybrides musiciens jugés par les moralistes comme des ministri satanae. Toutes ces créatures soumises à des mues successives emmènent dans leur sillage quantité de monstres, de harpies, de griffons et de métamorphoses contre-nature. » (in Bordures et marges, d'après Bernard Bousmanne. Catalogue de l'exposition Miniatures flamandes, BNF).
Bataille de l'Écluse (1340) Jean Froissart, Chroniques Bruges, vers 1475, détail du bas de page, Tome 1 Parchemin, 433 ff, BNF

À la fin du XVe siècle, Jheronimus van Aken, dit Jérôme Bosch, reprend cette tradition et la propulse dans ses compositions picturales de grandes dimensions, pourvues d’un message moral et symbolique ambivalent. Il créa ainsi un nouveau genre, apprécié durant tout le XVIe siècle, et qu’on qualifie généralement de « peinture de diableries ».

Jérôme Bosch, Triptyque du Jugement dernier, 163 x 274 cm, après 1482, Académie des Beaux-Arts de Vienne

Triptyque du Jugement dernier, détail du panneau central
Le génie de Bosch a été de se servir de petites caricatures certes drôles mais assez insignifiantes, comme tremplin pour en faire des compositions imaginaires d’une sophistication et d’un raffinement extrême, intégrant toutes les nouveautés de la peinture moderne : précision morphologique des éléments représentés - réels ou imaginaires, lumière et couleurs, espace et paysage, perspective et échelle. Les travaux de Jérôme Bosch seront repris et prolongés par de nombreux autres peintres flamands. Certains sont des peintres mineurs (simples imitateurs) et n’ont pas laissé leur nom.  D’autres sont importants, comme Jan Wellens de Cock, Pieter Huys, Jan Mandijn, Herri Met de Bles, et surtout le plus célèbre d’entre eux, Pieter Bruegel l’Ancien. Au siècle suivant citons aussi Jacob van Swanenburgh, Joos van Craesbeeck, et David Ryckaert III, qui produiront encore des diableries. Ces compositions tournent toujours autour de quelques thèmes récurrents : Le jugement dernier, l’enfer, les péchés capitaux et leurs châtiments, les scènes symbolisant les dérives du comportement humain (parmi lesquelles les fausses doctrines - hérésie, alchimie), ou ses tentations, cristallisées en particulier dans la représentation de « La Tentation de Saint Antoine ».

Si les grylles ont fécondé l’imagination de Bosch, ses successeurs ont également repris une autre créature fantastique, apparue dans la tradition iconographique anglo-saxonne dès le IXe siècle : la « gueule de l’enfer ». Elle est présente dans de nombreux manuscrits médiévaux ainsi qu’au tympan de beaucoup d’églises où est représenté le jugement dernier.

La chute de Lucifer dans la gueule de l'enfer, Codex Junius XI, vers l'an mille, Bobleian Library, Oxford
La gueule de l'Enfer, illustration d'un manuscrit de l'Apocalypse, 1250-55, Bodleian Library Tanner 184, Oxford
La gueule de l'Enfer, détail d'une sculpture du musée de la cathédrale de Narbonne

Sur ces représentations, l’entrée du monde infernal est hypostasiée sous la forme de la gueule d’un dragon, peut-être le Léviathan du livre de Job, mélangé aux réminiscences du bestiaire monstrueux de la culture celtique. Le gouffre béant engloutit les damnés, et des flammes ou des diables en sortent. La gueule du dragon infernal prendra davantage de corps dans les miniatures du XVe siècle. On voit par exemple dans certains cas s’opérer une collusion entre la gueule de l’enfer et le Lucifer décrit par Dante dans sa Divine Comédie, qui dévore les suppliciés par trois bouches. Ainsi dans cet Enfer (ci-dessous) extrait du manuscrit de la Cité de Dieu de St Augustin traduit par Raoul de Presles (1460).

L'enfer, Miniature de La Cité de Dieu de St Augustin, traduite par Raoul de Presle, 1460,

Si Jérôme Bosch semble être passé à côté de ce monstre hybride (du moins pour ce qui concerne les œuvres qui peuvent lui être sûrement attribuées, et dans lesquelles l’enfer n’a jamais de porte thériomorphe), certains de ses successeurs reprennent l’idée d’une bouche au milieu du ventre du diable; mais, coutumiers qu’ils étaient des grylles dépourvus de corps, ils feront du Lucifer/gueule de l’Enfer un grylle géant dont le visage à bouche béante se substitue au corps, et dont la tête est remplacée par un chapiteau/chapeau sous lequel se déroule une scène licencieuse. Ce personnage ressemble maintenant davantage à un humain déformé qu’au dragon ou bouc cornu médiéval.

Suiveur de J. Bosch, Le Christ descendant en enfer, détail, vers 1575 ?, Indianapolis Museum of Art (il existe d'autres versions, dont une à Vienne)

Mais le plus intéressant n’est peut-être pas là. Les bouches géantes de l’Enfer vont dans de nombreux tableaux, se fondre dans le décor, ou plutôt s’y enraciner, donnant naissance à des figures hybrides à la fois visages et éléments de paysages. En voici quelques exemples.

Suiveur de J. Bosch, La descente du christ en enfer, détail, vers 1555, MET museum N-Y
Herri met de Bles, la descente du Christ aux limbes, avant 1550, Muzeum Narodowe, Varsovie
Suiveur de Jan Mandijn, La descente du Christ en enfer, panneau 45x60cm, collection privée, Milan
Pieter Bruegel l'Ancien, Margot la folle, détail, vers 1552, Musée Mayer van der Bergh, Anvers

La « gueule d’Enfer » ressemblant à la bouche d’un ogre intégrée au paysage inspire également dans la seconde moitié du XVIe siècle l’architecte italien Pirro Ligorio qui conçoit à Bomarzo pour la famille Orsini un « jardin de monstres » dans lequel il intègre une petite grotte qui s’ouvre par une gueule de l’enfer sur laquelle on peut lire « Ogni pensiero vola » (toute pensée s’envole – c’est à dire toute pensée ici s’évanouit).

Gueule de l'enfer, jardins de Bomarzo, près de Viterbe

Le jardin de Bomarzo a inspiré en 1591 le peintre Federico Zuccari, qui se fit faire un palais (palazzo Zuccari, Rome) où l'on pénétrait par une énorme bouche (mise à jour mai 2017) :

entrée du Palazzo Zuccari, Rome
L'idée a aussi été reprise par nombre d’artistes modernes ; dès 1898, le cabaret l’Enfer, au 53 boulevard de Clichy, s’ouvre par une gueule d’enfer :


Au XXe siècle, Niki de Saint Phalle dans son jardin des Tarots (Toscane, 1979-1993), a repris avec « la Grande Papesse » l’idée d’une figure géante habitable évoquant la fabrique de Bomarzo.


On en retrouve aussi un avatar au Laos, dans le parc Xien Khuan de Vientiane, créé en 1958 :


Et également en Angleterre dans un parc public (Forbidden Corner) près de Leyburn, conçu dans les années 1980 par l’architecte Malcom Tempest, et à Oslo dans le Tusenfryd Amusement Park Ride :

Forbidden Corner
Tusenfryd Amusement Park Ride
Mise à jour janv 2017 : autre bâtiment s'ouvrant par une gueule, "le glouton" de l'artiste russe Nikita Nomerz (St Petersbourg, 2012) :
Nikita Nomerz, Le glouton, St Petersbourg, 2012

Mais revenons à la peinture flamande : le chemin des géants habitables avait sans doute été ouvert par Bosch lui-même dans cet étrange dessin d’un homme-arbre (vers 1500), conservé à l’Albertina de Vienne, et qu’il réutilisera quelques années plus tard pour le personnage principal du panneau droit (enfer) du triptyque du jardin des délices.
Jérôme Bosch, L'homme-arbre, dessin 27,7x21,1cm, vers 1500, Collections du Palais Albertina Vienne
Jérôme Bosch, L'enfer, panneau droit du Triptyque du Jardin des délices, Prado, Madrid
La signification en reste mystérieuse ; certains y ont vu un autoportrait, d’autre un symbole alchimique. Mais attardons-nous plutôt sur ce qui en constitue l’absolue nouveauté : le corps coupé en deux de cet homme géant est semblable à une architecture habitée, abritant une scène de taverne. Il prend appui sur ses bras, qui sont des troncs d’arbres, dont les branches transpercent l’enveloppe corporelle, qui est comme la coquille d’un œuf énorme. Les troncs eux-mêmes s’appuient sur deux barques d’où de petits personnages montent vers le corps/taverne en passant dans les anfractuosités des troncs. On reconnaît bien là la spécificité des glissements et assemblages « métonymiques » que Jérôme Bosch se plait toujours à faire entre l’humain, l’animal, le végétal, le minéral, et les ustensiles divers qui entourent la vie quotidienne (ici, le couvre-chef de l’homme arbre est composé d’une cruche – remplacée par une cornemuse dans le panneau droit du Jardin des délices – posée sur la roue dentée d’un engrenage).
Alors que les assemblages chimériques des drôleries médiévales n’étaient que de petites caricatures, la transposition d’échelle et la maîtrise de la représentation réaliste des formes permettent à Bosch d’aller bien au-delà, et d’ouvrir la scène picturale à des métamorphoses de grande ampleur, corps et visages pouvant devenir architectures ou paysages.
Vers 1530, Un élève inconnu du maître de Bois-le-Duc, dans une peinture (ci-dessous) illustrant « la Vision de Tondale » (récit latin du milieu du 12e siècle, présentant la visite aux enfers et au paradis d’un chevalier irlandais qui, loin d’être un spectateur, subit lui-même les tourments qu’il décrit ; le livre est très diffusé, et Dante s’en est inspiré pour sa Divine Comédie ; il est traduit et imprimé en Flamand vers 1475), nous montre au milieu de la toile une énorme tête enracinée : le dos de ce personnage géant est semblable à une colline verte, des arbres poussent dans ses oreilles, qui elles-mêmes se recourbent en feuilles d’acanthe ; les yeux sont des hublots bordés de rinceaux ; et le nez, qui n’a subit aucune altération morphologique, fait office de gargouille par où s’écoule une pluie de pièces d’or. Le sommet du crâne sert de plate-forme à un personnage allongé et nu, tourmenté par un serpent, une chouette, et deux créatures hybrides. Sur la droite, on retrouve une scène de taverne située dans une sorte de capuchon creux, à la même échelle que la tête géante, qui évoque le buste coupé en deux de l’homme-arbre de Bosch.

Suiveur de Jérôme Bosch, La vision de Tondale, vers 1525, Madrid, Fondation Lazaro Galdiano
On chercherait en vain dans le récit les scènes représentées par le peintre. Les seuls indices permettant de rattacher l’image au livre sont, en bas à gauche, le chevalier Tondale assoupi accompagné par un ange, et en bas à droite, l’âme nue du chevalier accompagnée d’un petit démon ailé, et chevauchant une créature hybride. Tous les petits personnages nus aux prises avec des démons font allusion aux péchés et à leurs châtiments. Et sous le manteau vert du géant/paysage, on aperçoit à gauche deux individus allongés et tourmentés par des serpents et des diables. Donc, même s’il n’y a pas de gueule d’enfer, le personnage géant semble bien être aussi un symbole de l’enfer, comme l’homme arbre l’était devenu sur le panneau droit du Jardin des Délices. Peut-être y a-t-il ici une sorte de message philosophique indiquant que l’enfer est à l’intérieur de nous-même…

Mise à jour juillet 2017 : une "Vision de Tondale" d'un suiveur de J. Bosch, et datée de la fin du XVe s., conservée au Denver Art Museum, confirme le lien avec la gueule d'enfer et l'homme arbre de Bosch :
Suiveur de Jérôme Bosch, La vision de Tondale, fin XVe siècle, Denver Art Museum
 

À peu près à la même époque (début XVIe), on trouve à nouveau une tête géante dans une Tentation de Saint Antoine de Jan Mandijn (Liechtenstein Museum, Vienne):

Jan Mandijn, La tentation de Saint Antoine, Liechtenstein Museum, Vienne
 La représentation est très réaliste, donnant plus de force à l’horreur de la scène ; en effet la tête est suppliciée par des démons qui lui coupent les oreilles pour les rôtir, tandis que des reptiles s’introduisent dans les yeux et dans la bouche. Le crâne, en partie rasé, est ouvert comme un oeuf sur le côté et laisse voir une petite chouette (symbole de la sagesse) en bien mauvaise posture. La même chouette figure aussi dans le boulet fixé à l’oreille qui va être coupée. Cette tête est ici comme l’allégorie des souffrances que les démons font endurer à Saint Antoine.

Quelques années plus tard (1557), Pieter Bruegel l’Ancien reprendra l’idée dans un dessin destiné à la gravure, représentant également une Tentation de Saint Antoine.

Pieter Bruegel l'Ancien, Dessin pour la tentation de St Antoine, 1556, Ashmolean Museum, Oxford
Ce dessin est sans doute plus proche de la peinture "la Vision de Tondale" que de la tentation de St Antoine de Mandijn. Il s’agit pourtant aussi d’une Tentation et non d’une représentation de l’enfer, mais les points communs avec la Vision de Tondale sont nombreux :

-    St Antoine, le personnage principal, est relégué dans un coin (en bas à droite), comme l’était le chevalier Tondale.
-    Tout le centre de l’image est occupé par la tête d’un personnage géant surgissant comme une île au milieu de la rivière, et de laquelle semble sortir un arbre. L’un des yeux ressemble à un hublot au vitrail cassé, l’oreille est comme l’entrée d’une grotte d’où s’échappe un personnage affolé, tandis que deux autres stationnent dans la bouche, qui rejette une épaisse fumée. Les lorgnons, inutiles, sont fixés comme un piercing sur la narine.
-    La tête est surmontée par un grand poisson dans le ventre duquel deux individus prennent à parti un troisième, qui va être éjecté.
-    Ailleurs démons et grylles se livrent à diverses facéties.

Il paraît maintenant évident que cette tête-habitacle symbolise l’homme soumis à la confusion des passions, qui le rendent aveugle et sourd…

Un siècle après, le peintre anversois Joos van Craesbeeck (élève d’Adrian Brouwer) composa une Tentation de Saint Antoine où réapparaît cette même composition, avec la tête géante, cette fois trépanée, qui sert d’habitacle à toutes sortes de créatures fantasmagoriques, entrant et sortant par la bouche béante.

Joos van Craesbeeck, La tentation de St Antoine, vers 1650, 78x116cm, Staatliche Kunsthalle Karlsrhe
Les lorgnons sont posés sur le sommet du crâne, fixés à un parchemin roulé (sagesse oblitérée ?). Un couple d’oiseaux a fait son nid à côté, et de leurs œufs s’échappe une nuée de volatiles. Si le discours est donc à peu près le même que celui de Bruegel l’Ancien, la nouveauté réside dans le fait que le peintre a probablement donné ses propres traits à la figure géante (on retrouve la même physionomie sur le visage d’un « homme criant », qui lui est attribué). Pour l’anecdote, je me suis moi-même récemment amusé à faire un autoportrait reprenant en partie la composition de van Craesbeeck.


La peinture flamande du XVIe siècle montre d’autres occurrences de personnages géants qui s’enracinent dans le paysage, ou dans l’architecture, pour former des sortes d’habitacles. Jérôme Bosch, peu de temps après son homme-arbre du Jardin des Délices, invente dans le panneau gauche du triptyque de la Tentation de Saint Antoine (Musée National d’Art Ancien, Lisbonne) un « homme-bouge », grand personnage à quatre pattes, qui donne accès entre ses jambes à une maison de débauche, et dont le dos forme une colline verdoyante ; notons que de ses jambes partent aussi des branches et des racines.
Jérôme Bosch, Tentation de St Antoine, détail du panneau gauche du triptyque (Lisbonne)
On retrouvera une interprétation et un prolongement de ces inventions de Bosch dans deux gravures des années 1550 de Pieter van der Heyden, faites à partir de dessins originaux de Bruegel l’Ancien :

-    D’abord dans une illustration du péché de « gourmandise », où l’on retrouve sur la gauche un géant à genou qui forme une maison (ou un four), et dont la tête semble traversée par un tournebroche ; sur la droite, on voit une tête géante-moulin à vent, que de petits personnages gavent avec des sacs de blé.
Gula (la gourmadise), gravure de Pieter van der Heyden sur un dessin de Pieter Bruegel l'Ancien, circa 1560
-    Ensuite dans une illustration de la vertu de « patience » (sous-titre : la patience consiste à supporter avec une âme égale les maux qui nous accablent). On y voit à quatre pattes un homme-œuf dont la tête fume comme une cheminée, et qui nous rappelle directement l’homme-arbre de Jérôme Bosch. Il est enfourché par un cavalier qui s’emboîte dans sa coquille, et qui lui-même est « habité » par un arbre qui émerge de son dos.

Patientia (la patience), gravure de Pieter van der Heyden sur un dessin de Pieter Bruegel l'Ancien, circa 1560

Citons également une tête-paysage très insolite, créée par le graveur flamand calviniste Marcus Gheeraerts l’Ancien (1520-1590) :

Marcus Gheeraerts, Allégorie de l'iconoclasme, 1556, British Museum
Cette gravure, nommée Allégorie de l’iconoclasme  est de 1566, « soit l’année même où éclate la crise iconoclaste dans les Pays-Bas méridionaux, cette image iconoclaste de l’idolâtrie, figure anamorphique qui, sous les apparences chaotiques d’un amoncellement de pratiques dévotes et superstitieuses, nous dépeint les traits monstrueux d’un moine idolâtre, défiguré par une espèce de gangrène. Représentés avec une distance qu’on pourrait dire quasi ethnographique, les usages religieux ici dépeints ne laissent transparaître la charge critique qu’à travers de petits détails, comme l’oiseau laissant tomber sa fiente sur un moine en train de vénérer une image. Mais plus encore que ces détails, c’est le chaos d’ensemble qui laisse présager la folie ou la maladie du visage qu’on découvre alors dans cette image double, à moins que le processus de lecture s’amorce plutôt par la reconnaissance de ce visage défiguré dont il s’agit ensuite de dépister le mal qui le ronge. Quoi qu’il en soit, on a bien affaire au portrait auto-défiguré de l’idolâtre qui n’est pas sans rappeler l’idole des Psaumes, qui a des yeux mais ne peut voir, qui a une bouche mais ne peut parler et qui a des oreilles mais ne peut entendre (CXV, 5-8). Donner figure à la défiguration, à une image qui s’annihile, qui s’autodétruit, tel est bien l’enjeu de cette gravure diabolique qui dévoile ainsi sa dimension autoréflexive. » (in Vidit et doluit, et trucidavit, et occidit. Violence de l’idole et image de la violence, par Ralph De Koninck, Université de Louvain). Cette gravure de Gheeraerts a été reprise en 2006 par Marcus Wills, un artiste australien, pour une composition dédiée à son collègue sculpteur Juraszek, et qui est plutôt ici une Allégorie de l’Artiste.
Marcus Wills, The Paul Juraszek monolith, 2006
On peut aussi en rapprocher la tête géante du « Visage de la guerre » de Salvador Dali:

Salvador Dali, Le visage de la guerre, 1940, 64x79cm, Musée Boijmans van Beuningen, Rotterdam

Il faut maintenant parler aussi des images doubles, dont le maître incontesté est le peintre Giuseppe Arcimboldo, Milanais de naissance qui travailla notamment à la cour de Prague. On connaît généralement ses portraits réalisés avec une superposition de légumes, fruits, fleurs, poissons, etc. Mais il a aussi inventé des portraits/paysages, sortes de figures géantes composées avec le relief, les rochers, et les architectures. Ces compositions sont sans doute restées de simples dessins, destinés à la gravure. À ma connaissance, il n’en reste qu’une, réalisée au tout début du XVIIe siècle par Hans Meyer, et conservée au Ashmolean Museum à Oxford :


Cette gravure a été reprise en peinture par Jos de Momper II, à l’intérieur d’une série (thème des saisons) dont les autres pourraient bien aussi dériver de dessins d’Arcimboldo:

Joos de Momper II, paysages anthropomorphiques, été et hiver, d'après Arcimboldo, c. 1600-1620
Mais si les portrait/paysages arcimboldiens font facilement ressortir la forme du visage humain, d’autres peintres et graveurs flamands s’ingénieront, toujours au début du XVIIe siècle, à masquer la figure dans le tableau de paysage. Une gravure célèbre de Matthaus Merian, reprise par son collègue Wenceslas Hollar, ainsi que par de nombreux peintres, dissimule un personnage couché dans un paysage au bord d’un plan d’eau :

Matthaus Merian, paysage anthropomorphique, gravure
Le paysage formant image double devient un véritable genre pictural, principalement chez les peintres flamands, et il perdurera au XVIIIe siècle. Voici quelques exemples, de peintres anonymes :

Paysages anthropomorphiques, école flamande, circa 1620  (Christie's, 2004)
Plus près de nous, les images doubles passionnèrent Salvador Dali, qui  théorisa la chose (« révélation du mimétisme » et  influence sur la « cristallisation des images paranoïaques ») et produisit de nombreux paysages/visages et architecture/visage ; en voici deux exemples très connus :

Salvador Dali, Tête paranoïaque, hst 18,5x22,5cm, vers 1935, collection privée
Salvador Dali Métamorphose de Narcisse, 1937, Huile sur toile, 51,1 x 78,1 cm, Tate Gallery, Londres

Enfin, pour terminer, quittons la pure peinture pour un petit détour montrant quelques projets d’architecture visuellement anthropomorphe, réels ou imaginaires,  tels qu’ils ont émergé ici où là au cours de l’histoire. Je les présente chronologiquement :
-    De la fin du XVIe siècle, ce dessin allégorique d’Arcimboldo (allégorie de la mort – qui entre par la fenêtre-oeil):


-    De 1610, cette maison qui n’est pas vraiment un projet, mais un emblème (Illustration de Theodor Galle pour un livre d’emblèmes de Joannes David – Duodecim specula…., édité chez Plantin):


-    De 1708, une illustration allégorique de l’encyclopédie scientifique de Tobias Cohn, comparant le corps humain à une architecture:


-    De la fin du XVIIIe siècle, un projet de A. Claris (artiste dont on ne sait rien) pour une fabrique de parc, en forme de crâne:


-    De 1886, L’emblématique statue de la Liberté de N-Y, conçue par le sculpteur A. Bartholdi, l’architecte E. Violet-le-Duc, et l’ingénieur G. Eiffel:

-    Et pour finir deux maisons anthropomorphes japonaises… Pas vraiment convaincantes !