présentation des peintures synchronistiques

dimanche, juillet 29, 2012

Autres maisons de Constantine


maisons de Constantine, huiles sur carton, G. Chambon, 2012

Encore quatre cours de ces maisons à patio, serrées les unes contre les autres, lacérées d’ombre et de lumière, envahies de linge, embuées par les lessives, livrées aux activités domestiques des femmes et aux jeux espiègles des enfants… C’était en 1976…

mercredi, juillet 11, 2012

Maison constantinoise, suite…

Maisons de Constantine, huiles sur carton toilé, G. Chambon, 2012

Dans ces vieilles maisons surpeuplées de Souika, on est loin des Riad (mot qui comme on sait signifie jardin) marocains ou des palais mauresques d’Alger ; on est ici à l’antipode de la richesse, des marbres et des azulejos… et pourtant… il s’agit bien des mêmes maisons, avec les mêmes pièces oblongues pourvues d’une niche centrale, ouvrant de la même façon sur le patio carré et sur ses coursives aux étages, avec ses escaliers placés en angle. Mais tout y est plus petit et plus pauvre, et les seules richesses visibles sont ici les rayons de soleil, le linge qui sèche, et la joie des enfants. Mais il y a aussi la richesse invisible que constitue cette structure architecturale simple et invariante, capable de se décliner sur deux ou plusieurs niveaux, avec des toits de tuiles ou des toits terrasses, avec de la terre battue ou du marbre, de la plus humble demeure aux palais les plus fastueux.

dimanche, juin 17, 2012

Beauté classique, beauté convulsive, et beauté libérée

Beauté classique: Détail de la Sainte Anne de Léonard de Vinci (Louvre) - Beauté convulsive: Étude pour une crucifixion, de Francis Bacon, musée Guggenheim, N-Y - Beauté libérée: La porte de la Casbah, Matisse, musée Pouchkine, Moscou


Selon la thèse soutenue par Jean Clair dans son dernier livre « Ubris », ce qui caractérise, en art, la période qui commence avec le Romantisme et culmine depuis trente ans dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain, est l’abandon de la règle de beauté canonique, remplacée par une fuite en avant vers la sensation, avec un intérêt croissant pour le monstrueux.

Mais curieusement, si les deux siècles passés ont vu grandir la démesure et le monstrueux (l’inhumain, l’infrahumain, le posthumain,  – ou encore la « beauté convulsive », selon l'expression de Breton), ils ont aussi vu fleurir, particulièrement en France, une grande diversité de remarquables peintres recherchant de nouvelles voies vers une beauté rassérénée : Monet, Degas, Renoir, Whistler, Gauguin, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Klimt, Marquet… et même Dali, Ernst, Picasso ou Matisse (ces derniers, ambivalents, ont toujours oscillé entre la beauté convulsive et la beauté libérée). 
Bizarrement la plupart de ces peintres trouvent le beau non plus dans de grandes compositions ou de grands sujets d’histoire, mais dans la rencontre de leur œil (qui a acquis une certaine autonomie), avec le monde quotidien, dans sa dimension immédiate, même prosaïque. 

Tout est là : à l’inverse de la peinture classique qui rendait la beauté d’une scène imaginaire en s’appuyant sur le réalisme - souvent idéalisé  - des formes, la peinture moderne s’appuie sur le réel et le banal, pour s'en échapper et créer une beauté transposée, fluante, et personnelle.

Depuis la Renaissance (et même avant), les peintres recherchaient peu ou prou l'illusion, que celle-ci se niche dans les détails d’une main, d’un visage, d’un corps; dans la lumière du ciel, le mouvement et l’ampleur d’une scène historique, l’intimité d’un intérieur, ou la perspective d’un grand paysage. Mais dans notre période récente, les quelques peintres qui ont persisté à porter le flambeau de la beauté au milieu des monstres, n’ont plus cherché l’illusion, ni même la mise en scène. Ils ont utilisé le réel pour y pratiquer une sorte de transposition, d’extraction plastique (comme on extrait une essence de parfum à partir d’une fleur). 
Dans le sujet réel et banal, ils ont voulu saisir la beauté impliquée par le rapport entre leur regard chargé de culture, et le monde simplement vivant devant eux. 

La peinture (je parle toujours de celle qui croit à la beauté), contrairement au cinéma, n’a  peut-être aujourd’hui plus rien à dire d'autre que cela : l’esprit du peintre, aidé de son œil et de sa main, est libre du sujet comme de la manière :

- Il peut dorénavant composer une infinité de mélodies plastiques à partir des choses, des êtres, et des paysages qu’il croise chaque jour. Il ne s’agit plus pour lui d’illustrer des histoires, ni même d’exacerber la beauté du réel, mais plutôt de créer à partir du réel (qu’il soit grandiose ou dépourvu d’attrait) une kyrielle de petites musiques inouïes, chacune captant un registre particulier des vibrations harmoniques du monde. 

Regardons les deux images ci-après, et admirons comment jaillit cette beauté libérée de tout canon et de tout préjugé : Cézanne fait naître une émotion nouvelle à partir de quelques pommes posées sur une table, et Matisse fait éclore de trois aubergines au milieu de son atelier de Collioure, une danse merveilleuse des formes et des couleurs.


Cézanne, Pommes et Serviette (1879-80) , huile sur toile, (vendue chez Christie’s Londres en 1989 17 millions $)
Matisse, Intérieur aux aubergines, détrempe à la colle sur toile, 1911, musée de Grenoble


dimanche, juin 10, 2012

Maison constantinoise


Maison constantinoise 1, huile sur toile, G. Chambon, 2012

J’ai jadis passé deux années à Constantine, où, une fois mes études terminées, j’ai enseigné l’architecture. 
Dans la Souika, vieux quartier de la médina, (depuis longtemps très délabré et aujourd’hui menacé de destruction malgré un classement au patrimoine national algérien), j’avais pu alors visiter de nombreuses maisons traditionnelles dont certaines remontaient au XVIIe siècle. 
Ces maisons, comme dans tout le Maghreb, tournent le dos à la rue et sont construites autour d’un patio intérieur qui distribue les appartements et concentre la vie domestique. Il est l’expression du principe de la "horma" (qui veut dire femme en arabe, et dont le pluriel harim a donné harem). Ce principe s’attache à l’inviolabilité de l'espace domestique, qui regroupe femmes, filles, et petits enfants. 
« L'entrée se fait par une pièce en chicane "Sqiffa" qui forme écran avec l'espace extérieur, et dans laquelle s'opère le tri des visiteurs. L'élément principal de la construction est "wast ed-dar" ou patio, cour intérieure à ciel ouvert autour de laquelle s'articulent les différents composants de la maison. Régulateur de température, source d'éclairage et d'ensoleillement ; c'est l'espace où se retrouvent tous les occupants, mais espace féminin avant tout. La cohabitation dicte ses règles que chacun est tenu de respecter. L'utilisation d'équipements communs renforce la vie communautaire et les relations dépassent le stade du voisinage. L'intériorisation de la vie (tournée essentiellement vers wast ad-dar) et la sauvegarde de l'intimité familiale par le rejet de l'étranger font la différence avec les constructions élevées par les Européens. » DE LA VILLE UNIQUE À LA VILLE DUALE  Constantine, au contact de la colonisation, Ghanima MESKALDJI
Parmi les maisons que j’avais pu visiter accompagné d’autres enseignants, beaucoup sont sans doute à présent effondrées, à jamais disparues. D’où une nostalgie qui, lorsque je rouvre mes vieux albums, me donne envie de témoigner à ma manière, avec mes pinceaux.

samedi, mai 19, 2012

IMMACULATAE VIRGINI


Immaculatae Virgini, huile sur toile 66x55cm, Gilles Chambon, 2012


Les chrétiens, livrés à leur penchant sado-masochisme, aiment à se torturer l’esprit avec des contradictions insolubles, qu’ils s’évertuent néanmoins à résoudre avec la plus délicieuse mauvaise foi (c’est ce qui fait leur charme) :
  • La principale de ces contradictions est plus exactement une injonction contradictoire : l’église demande en effet à ses fidèles de se conformer au commandement divin adressé à Adam et Eve : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là » ; et elle leur demande dans le même temps de ne pas succomber à  la tentation du désir sexuel en commettant l’acte de chair ; car la luxure (plaisir sexuel recherché pour lui-même), est considérée par la religion comme l’un des sept pêchés capitaux.
Il n’est cependant pas très logique de faire l’amour sans rechercher le plaisir sexuel – et pas très facile non plus pour les hommes, puisqu’ils sont tributaires de leur érection : comme le disait si bien Brassens, « la bandaison papa ne se commande pas ». 
Mais toute religion tenant ses ouailles principalement par le sentiment de culpabilité, il était finalement assez malin d’associer un péché à l’acte sexuel. 

Chaque individu porte donc déjà en lui le pêché originel (la trace du désir sexuel inscrite dans les gènes), et il s’expose de surcroît, dans les situations les plus banales et les plus nécessaires de sa vie quotidienne, soit à la frustration perpétuelle, soit au risque de damnation, puisque la tentation des plaisirs sensuels, inspirée du Diable, le guette dès qu’il veut profiter de la vie. 

Il fallait cependant que certains échappassent à cette divine schizophrénie : le Christ rédempteur, ainsi que sa mère, devaient être exempts de tout soupçon de péché, et de toute trace de la souillure originelle. 
D’où, sans doute, l’absence totale d’information concernant la sexualité de Jésus dans les textes canoniques. D’où aussi les deux bizarreries physiologiques dont les théologiens ont affublé la personne de Marie :
  • Sa virginité perpétuelle (inscrite comme vérité de la Foi au concile de Constantinople en 553), 
  • Son immaculée conception (croyance qui ne s’est définitivement établie qu’au XIVe siècle, et qui fut inscrite dans le dogme catholique seulement en 1854).
La dénomination « Immaculatae Virgini » résume bien ce double mystère associé par la religion chrétienne à la mère du Christ : 
  • Elle engendre son fils sans avoir fait l’amour avec un homme (ce qui serait aujourd’hui possible avec l’insémination artificielle), et elle garde sa virginité après l’accouchement (obsession culturelle moyen-orientale et judeo-chrétienne de la défloration).
  • Ses parents Joachim et Anne restent stériles quand ils font l’amour, mais ils conçoivent Marie sans relation charnelle, dès qu’un ange s’en mêle.
Mon tableau « Immaculatae Virgini » donne une version surréaliste (et donc irrévérencieuse) de ce grand mystère sacré. Je vais tenter de soulever quelques pans de la vérité paranoïaque-critique qu’il contient certainement :

La scène se passe sur un échiquier, entouré d’architectures baroques (symbole de la matrice chrétienne), où la dame est la pièce maîtresse : elle est normalement soumise aux règles du jeu fixées par la nature, mais peut facilement s’en affranchir grâce à l’ange, perché en haut à droite, qui est son joker. 

Tout tourne autour de la pureté du nouveau-né (au centre), protégée par la chasteté de la Vierge, et par l’impuissance paradoxale du couple parental (Joachim et Anne), divinement inséminé. Il est représenté ici par deux énigmatiques mannequins chiriconiques, asexuées mais aimants, et réunis sous une boule de gui, plante-talisman bien connue pour ses grands pouvoirs en matière de pureté et de fécondité. 

Dans ce jeu d’échec métaphysique, le camp adverse est celui de la nature et de l’animalité (et donc du Malin). Il comprend des chiens, classiques champions de l’impureté et de la lubricité (mais aussi de la fidélité), et un couple diabolique classique, constitué d’êtres hybrides, impurs par définition : il y a d’abord une femme-chatte, tentatrice, qui cache ses griffes sous un gant de velours. Puis il y a son compagnon, un homme-vampire, avatar de Dracula, connu pour ses bonnes manières et son lien privilégié avec Satan. Il est particulièrement intéressé par le sang menstruel et celui de la défloration, et donc très opposé à la virginité perpétuelle de la Vierge. Il sait que la nature lui donne raison, mais qu’hélas, dans l’imaginaire humain, vu son physique, il sera toujours du mauvais côté.

Remarquons en guise de conclusion que la façade de l’église (bien réelle), plantée au fond du décor, est une métaphore géante du sexe marial : la statue rouge de la vierge, en haut dans sa niche, en est le clitoris, l’oculus est le méat urinaire, et la porte close l’hymen inviolé…

lundi, mai 14, 2012

Les mots


Jing Ye Si, Pensée dans une nuit tranquille, poème de Li Bai (701-762)

Pensée dans la nuit silencieuse :
La flaque pâle au pied de mon lit,
Est-ce un tapis de neige ?
Mais c’est la lune qui là-haut luit
Et moi je rêve à mon pays.


LES MOTS



Toujours je cours derrière les mots
Comme les enfants courent après les moineaux.

Quand je les traque ils sautillent et s'envolent
Laissant sur ma page blanche
La marque griffonnée de leurs petites pattes.

Mais que reste-t-il de leur chant?
Ce sont pourtant parfois des rossignols.

G. Chambon 1994

jeudi, avril 26, 2012

FLORA

Flore, copie ancienne de la toile de Titien, Collection privée



Le 1er mai, avant d’être une célébration sociale du travail, que les circonstances de l’entre deux tours livrent aujourd’hui aux surenchères un peu stupides de la droite, et bien avant que J-M Lepen n’y ait installé la fête de Jeanne d’Arc, en avance d’une semaine sur le calendrier officiel, bien avant donc ces accaparements liés à l’actualité politique et sociale, le 1er mai avait été une fête religieuse païenne et toujours nocturne, célébrant la venue du printemps :
  • Beltaine, chez les Celtes, nuit durant laquelle les druides allumaient des feux protecteurs des troupeaux ; 
  • Nuit de Walpurgis, en Germanie et dans les pays du nord, fête à l’origine dédiée à la germination, donnant lieu à des rituels célébrés par les prêtresses de la fécondité, et  assimilés par l’église chrétienne au sabbat des sorcières ;
  • Fête sabine célébrant la déesse Flora, introduite à Rome par Tatius. 
Flora symbolisait la puissance végétative, et présidait l’éclosion des fleurs. Au cours de la fête des Floralia (jeux floraux), qui se déroulait du 28 avril au 3 mai, les Romains vénéraient leur déesse, de façon  excessive, et très souvent licencieuse : lors des six jours de fêtes, les prostituées avaient coutume de se rassembler dans un des cirques de Rome, situé « dans un vallon qui est entre le Mont Quirinal et le Mont Pincius », et d’y organiser des jeux dénudés et orgiaques. 
Selon Lactance, auteur chrétien toujours près à dénigrer les cultes païens, les débauches associées au culte de la déesse des fleurs étaient liées à une origine scandaleuse : une courtisane nommée Flora aurait en effet fait don de sa fortune au peuple romain, à la condition qu'on célébra le jour de sa naissance par une fête en son honneur ; par pudeur, les sénateurs romains auraient alors assimilé Flora à la divinité des fleurs. Cette histoire est certainement fausse, mais Flora la belle romaine, chantée par Villon, est restée dans l’imaginaire occidental. Il n’est de toute façon pas étonnant de voir des pratiques de prostitution sacrée, ou d’orgies, associées au culte d’une déesse de la fécondité (de telles pratiques existaient d’ailleurs aussi autour du culte de Vénus, et au moyen orient autour du culte d’Ishtar).

Ovide, pour sa part, rappelle que Flora n’est autre que la transposition romaine de la nymphe grecque Chloris, compagne du Dieu Zéphire (le nom grec de Chloris, décliné en Chlora, aurait donné en Latin Flora) :
  •  «Celle que vous appelez Flore était autrefois Chloris ; une lettre de mon nom a été altérée en passant des Grecs chez les Latins. J'étais Chloris, nymphe de ces régions fortunées où tu sais qu'autrefois les hommes voyaient s'écouler leur vie au sein de la félicité. Dire combien j'étais belle coûterait à ma modestie ; [5, 200] si ma mère eut un dieu pour gendre, elle le dût à cette beauté. C'était au printemps ; j'errais au hasard; Zéphire m'aperçoit ; je m'éloigne, il me suit ; j'essaie en vain de fuir, je ne puis lutter contre lui. Borée, son frère, l'autorisait, par son exemple, à commettre ce crime, Borée, qui avait osé ravir la fille d'Érechthée dans le palais même de son père. [5, 205] Cependant, Zéphire répare sa faute en me donnant le nom d'épouse, et nulle plainte ne s'élève plus de mon lit d'hyménée. Je jouis toujours du printemps ; l'année, pour moi, conserve toujours ses richesses, l'arbre son feuillage, la terre sa verdure. Les champs que j'ai reçus en dot renferment un jardin fertile ; [5, 210] l'haleine des vents le caresse, une fontaine l'arrose de ses eaux limpides. » (Métamorphoses).

La Renaissance Italienne, nourrie de littérature latine et de mythologie gréco-romaine, n’a pas manqué de représenter la déesse Flore. Parfois, comme Botticelli  dans « le Printemps », selon la version poétique et naturaliste d’Ovide.

Le Printemps, (détail), Sandro Botticelli, musée du Louvre,



Parfois, comme Titien, en référence à peine cachée à Flora la belle prostituée.

Flora, Tiziano Vecellio, 1514 musée des Offices,


La célèbre Flore du maître vénitien est en effet certainement le portrait d’une de ces contemporaines, courtisane elle-même ou représentée en courtisane.  Les cheveux dénoués, la chemise entr’ouverte sur un téton à peine voilé, sont des allusions directes aux mœurs dépravés ; mais la représentation est dédouanée par l’ambivalence du titre, et par une référence explicite à la déesse de la floraison et de la fécondité. Le bouquet qu’elle tient dans sa main droite, et la chemise ouverte sur le sein pouvaient aussi se lire comme des symboles de la Déesse. 

Praxitèle n’avait-il pas fait la même chose en son temps, en sculptant l’Aphrodite de Cnide selon les traits de sa maîtresse, la belle et célèbre hétaïre Phryné ?

Portrait présumé de Lucrèce Borgia en Flore, Bartolomeo Veneto, vers 1520, SädelMuseum, Frankfort
Portrait de femme, dit Flore, Palma le Vieux, vers 1520, National Gallery, Londres

Quelques années après Titien, son compatriote Bartolomeo Veneto faisait le portrait de Lucrèce Borgia en Flore, avec un sein dénudé. Et à peu près au même moment Palma le Vieux peignait également une Flore qui, bien qu’elle tourne la tête dans l’autre sens et qu’elle montre l’autre sein, est une copie à peine transposée de celle du maître chef de file de la peinture vénitienne. 

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, Paris Bordone (parmi d’autres moins connus) donne aussi un portrait de Flore inspiré de celui de Titien.

Flore, Paris Bordone, Louvre

Au XVIIe siècle, les Flores les plus remarquables sont les deux portraits que Rembrandt fait de sa femme Saskia avec les attributs de la Déesse, en 1634 et 1635. Si ses cheveux sont défaits selon la tradition initiée par Titien, la déesse n’est plus du tout débraillée, et ses seins comprimés dans des corsages serrés n’évoquent plus ni la débauche, ni même la fécondité…

Portrait de Saskia en Flore, Rembrandt,1635, National Gallery, Londres

Saskia en Flore, Rembrandt, 1634, Musée de l’Ermitage, St Petersbourg


D’autres peintres ensuite ont suivi l’exemple du maître vénitien, parmi lesquels François-Hubert Drouais, qui représenta la comtesse du Barry en une Flore assez mièvre et plus du tout courtisane, bien que, disait-on à l’époque, Jeanne Bécu « avait de la gorge ».

Portrait de la comtesse du Barry en Flore, François-Hubert Drouais, 1769, Château de Versailles
La Flore du Titien est sans conteste celle qui fut le plus reproduite : d’abord par son propre atelier, puis copiée par les peintres, jusqu’au XIXe siècle. On en trouve encore beaucoup sur le marché de l’art, de plus ou moins bonne facture (celui mis en exergue de l’article nous donne une version très mutine de la belle courtisane vénitienne).

mardi, avril 10, 2012

L’art et la prohibition de l’image


"La reproduction interdite (portrait d'Edward James)" 1937, René Magritte, Museum boymans-van Beuningen, Rotterdam

Si l’on voulait faire une brève et schématique – mais non moins pertinente - archéologie de l’art, on pourrait résumer les choses en déclarant que l’art n’est en définitive qu’une manière de manifester la beauté, que la beauté procède de la séduction de l’apparence, et que la recherche de celle-ci n’est rien d’autre à l’origine qu’une forme de stratégie sexuelle, déjà développée chez beaucoup d’espèces animales. 
On observe que parmi ces espèces, la stratégie peut mettre la séduction plutôt du côté du masculin (pensons aux danses nuptiales et aux plumages chatoyants qu’arborent les mâles de la plupart des espèces d’oiseaux) ou plutôt du côté du féminin (les humains en sont un bon exemple, mode, maquillage, et bijoux, qui sont là pour exacerber la beauté, étant davantage utilisés par les femmes).

Certes, la séduction des œuvres artistiques n’a plus rien à voir avec la séduction sexuelle, mais il n’est pas inutile d’en rappeler l’origine, pour mieux comprendre pourquoi la prohibition des images et la prohibition des signes de sexualité vont parfois de pair. La question de la beauté, même sublimée (et donc la question de l’art), garde quelque chose à voir avec la libido, et les tabous et codes qui régissent son expression dans chaque société.

On aurait pu penser que l’art, avec le développement des civilisations, allait être le lieu des séductions formelles les plus ébouriffantes, la recherche et l’expression de la beauté ayant comme seule limite celle, naturelle, de l’imagination des artistes. 
Mais ce n’a pas été souvent le cas : le judaïsme, l’Islam, et certains courants du christianisme, ont condamné l’art de la représentation, par rigorisme moral. La parole divine, dans la Torah, interdit en effet de se faire une idole ou une image de « ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre » (Ex 20, 4 ; Dt 5, 7). L’Islam, à quelques exceptions, a montré aussi une grande hostilité aux images figuratives, Ibn Abbas, cousin du Prophète et expert en exégèse, ayant rapporté ces paroles de Mahomet: “ Tout reproducteur d’images est en enfer où son âme se multipliera en un nombre égal aux images qu’il aura façonnées ”. De même les iconoclastes chrétiens du VIIIe siècle à Byzance (sous la férule de l’empereur Léon III et de son fils Constantin V) ont luté contre la représentation iconique. Les Protestants, pour leur part, ont banni  la représentation figurative de leurs lieux de culte. Et même les avant-gardes artistiques du XXe siècle, sans aucune référence aux textes religieux, ont aussi cherché, à travers l’abstraction, à travers le rejet de l’ornement (au nom de la pureté), et surtout à travers l’art conceptuel, à déprécier la représentation figurative. 

Pourquoi de telles prohibitions frappant l’expression artistique ? Les censeurs craignaient généralement que la séduction des images pieuses n’entraîne un glissement de la ferveur religieuse vouée à l’être divin représenté, vers l’adoration de sa simple représentation (fétichisme des images à comparer au fétichise sexuel, dans lequel la fascination du désir se fixe sur un caractère particulier fragmentaire, voire accessoire, de la personne normalement convoitée). Peut-être aussi avaient-ils peur que le désir de possession des choses belles (en particulier celles produites par l’art de la séduction) entraîne ceux qui les convoitaient à diverses exactions ; ou que la séduction des biens terrestres ne détourne les croyants de l’amour essentiel qu’il doivent avoir pour la divinité révérée par le groupe. 

Mais le rigorisme, qu’il soit religieux ou idéologique, n’a jamais pu étouffer la pulsion sensuelle de l’art : dans la nature humaine, et, pourrait-on dire, dans sa physiologie animale sexuée, la libido – au sens général du désir, au delà de la connotation sexuelle - a besoin de s’exprimer à travers l’imaginaire et le fantasme, et donc à travers une représentation qui surinvestit certains aspects excitants de la réalité. 

C’est pourquoi aucune société, même celles dont les tabous liés à l’ordre moral sont les plus affirmés, n’est totalement dépourvue d’expressivité artistique recherchant la séduction des formes. Simplement il y a canalisation et confinement sur certains domaines de l’expression. 

Les choses sont d’ailleurs moins clivées qu’il n’y paraît. Les sociétés les plus libérales ont tout de même quelques tabous, et toutes les séductions de l’apparence ne peuvent s’y développer de la même façon. Quant aux sociétés de prohibition, elles peuvent engendrer un art intense, qui surcompense, dans le champ autorisé, les interdictions instaurées dans d’autres domaines (par exemple l’art des décors géométriques et de la calligraphie en Islam). Le plaisir artistique utilise aussi volontiers les tensions entre licite et illicite. Il sait se griser d’une beauté qui se manifeste au grand jour, comme se délecter du mystère et des suggestions d’une beauté dissimulée ; il sait s’adonner aux délices de l’harmonie parfaite, comme jouer avec l’aiguillon et les charmes sulfureux de la transgression.

Deux exemples de beauté transgressive : le triptyque du Jardin des délices, de Jérôme Bosch (détail), et l’une des toiles de Francis Bacon consacrées à la réinterprétation du Portrait du pape Innocent X, par Velasquez

samedi, mars 31, 2012

Neptune et Amphitrite

Neptune et Amphitrite, école anversoise du XVIIe siècle, collection privée

Les allégories maritimes furent très prisées à Anvers à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, certainement parce que la richesse de la ville venait en grande partie du commerce trans-océanique. Le peintre Frans Francken II fit ainsi de nombreuses compositions montrant le triomphe d’Amphitrite - épouse de Neptune et personnification de la mer:

Quelques peintures de F. II Francken représentant Neptune et Amphitrite

Rubens plaça souvent quelques néréides dans ses tableaux à la gloire de souverains, et peignit plusieurs fois « La colère de Neptune », en référence au passage de l’Énéide où le dieu de la mer réagit violemment à la tempête déclenchée par Junon et Eole contre la flotte troyenne qu’il protégeait.

La colère de Neptune, Rubens, 1635

Toutes ces compositions utilisent les créatures marines inventées par les Grecs, déjà découvertes sur les mosaïques romaines, et abondamment reprises et réinterprétées dans la peinture italienne de la Renaissance :
Chevaux marins à sabots palmés et à queue de poisson, dauphins pourvus d’écailles, présentant un front bombé et des yeux exorbités, tritons mi-hommes mi-poissons soufflant dans des conques, monstres marins ailés (comme Delphiné), etc…

Mais il est intéressant de noter que les peintres du nord ont enrichi ce bestiaire fantastique de leurs propres traditions mythologiques. L’exemple le plus marquant est l’apparition de la femme-poisson, et de son assimilation/remplacement des sirènes antiques (créatures qui chez les Grecs, charmaient les marins mais étaient des oiseaux à tête de femme). Ces créatures, réunies génériquement sous le nom de mermaids, recouvrent des traditions multiples (les Loreleys, qui sont les sirènes du Rhin, les Havfrue danoises, Margygr, Ondines, Mari-Morgan, Mélusines, toutes des femmes-poissons issues des mythologies Celtes ou nordiques). Elles ont été préférées aux femmes-oiseaux, notamment parce qu’elles s’intègrent mieux dans la symbolique des quatre éléments : les Ondines ou Naïades figurent l'Eau; les Gnomes ou Nains figurent la Terre ; les Dragons ou Salamandres figurent le feu : les Elfes ou fées figurent l'Air.

Le tableau mis en exergue de cet article, tableau anonyme de l’école anversoise du début du XVIIe siècle, d'un artiste probablement très proche de Frans Francken le Jeune (nous verrons plus loin qu'il s'agit en fait très certainement de Pieter Casteels I), est un bon exemple du mélange des traditions classiques (mythologie gréco-romaine), et des apports nordiques.
Le sujet en est la déesse Amphitrite qui symbolise le monde marin ; au fond à droite, on la voit aux côtés de Neptune, montés sur un char d’or tiré par des chevaux marins, « à l’approche duquel les tempêtes s’apaisent instantanément tandis que les monstres marins surgissent hors de l’eau et l’entourent en dansant. » (Robert Graves, Les mythes grecs) .

On la retrouve au centre de la toile, couchée sur un dauphin, et en but aux assiduités d’un homme barbu, qui porte sur l’épaule une canne avec des poissons accrochés (la canne aux poissons est aussi présente dans les tableaux de Francken), couverts par une étoffe que le vent emporte. Ce personnage ne semble pas être Neptune, mais peut-être Delphinus, messager de Neptune dépêché pour la séduire et lui faire accepter le mariage. Quoi qu’il en soit, les deux personnages principaux sont entourés de créatures maritimes, parmi lesquelles des tritons à la tête recouverte d’algues, et un curieux personnage, sur la gauche, muni d’ailes de libellule ; on peut y voir une référence à la tradition nordique des elfes et des fées (cf. Shakespeare, Le songe d’une nuit d’été), symbolisant ici l’élément aérien, impliqué dans la tempête.

Mais le personnage le plus important est sans conteste cette sirène, sur la droite, qui se mire dans un miroir et peigne sa longue chevelure blonde. Les sirènes sont couramment représentées ainsi, car elles symbolisaient la séduction et la volupté (la luxure est souvent associée à l’élément humide). Le peigne, en grec (kteis), en latin (pecten), et en italien (pettigone), est un vocable qui désigne aussi bien le pubis. On peut également rapprocher le peigne que tient la sirène du peigne à sérancer le lin (d’où pourrait dériver, selon certains linguistes, le mot seraine, puis sirène). 

Ainsi l’allégorie maritime pourrait aussi se lire comme une allégorie du mariage, Amphitrite et Delphinus (?) au centre, représentant la tempétueuse ardeur masculine, la sirène entourée de tritons la lascivité du plaisir de l’acte charnel, le petit enfant au premier plan le fruit de l’accouplement, et enfin le couple divin sur son chariot d’or, au fond à droite, la consécration institutionnelle de l’union, qui désormais voguera sur le flot de la vie entre orages et ciel bleu. Mais bien sûr, cette interprétation n’engage que moi.


Nota bene : il existe au moins une autre toile du même artiste (énormément de points de convergence et même facture), vendue en 2000 chez Christie's ; elle porte le monogramme "P C INV". Curieusement, elle avait été attribuée à l'entourage de Cornelis Schut, ce qui ne paraît pas justifié. Une attribution plus récente à Pauwel Casteels converge avec celle du tableau présenté en tête de cet article, attribué à l'entourage de Pauwel Casteels. Mais ce peintre, de la seconde moitié du XVIIe s (alors que la peinture monogrammé est manifestement de la première moitié du XVIIe) était surtout un peintre de batailles, qui signait beaucoup de ses oeuvres; l'attribution ne parait donc pas bonne non plus. L'influence des oeuvres de Frans Francken II ne fait cependant pas de doute. Rappelons qu'au XVIIe siècle, les ateliers des peintres anversois brassaient beaucoup d'artistes qui passaient de l'un à l'autre, et souvent les maîtres collaboraient sur des oeuvres communes.



Les noces d'Amphitrite, attribué à l'entourage de Cornelis Schut, puis à Pauwel Casteels

Nota février 2012 : j'ai découvert récemment deux autres oeuvres qui semblent aussi de ce même artiste. L'une, dans la collection d'Arlington Court, dans le Devon, Angleterre, l'est à coup sûr. Plus petite, elle est peinte sur cuivre et représente "Le triomphe de Neptune et Amphitrite...", dans le style de Frans Francken II. En plus de toutes les très grandes homologies entre les deux peintures, la tête du dauphin, très spéciale, est exactement la même que sur notre tableau.

The Triumph of Neptune and Amphitrite, with Scenes of Ravishment by Frans Francken II (style of)
 L'autre peinture, assez abimée, passée en vente à Drouot en décembre 2006, est sur un sujet différent : elle représente "Le retour triomphal de David", et était également attribuée à P. Casteels. La composition, les types des personnages, et le style, font penser qu'il s'agit bien aussi d'une oeuvre de notre peintre proche de Frans Francken II.


Le retour triomphal de David, huile sur toile 110x160cm
Mise à jour novembre- décembre 2014 : un "mariage de Neptune et Amphitrite" de Gillis van Valckenborch, daté de 1592, est passé en vente chez Sothesby's Londres en avril de cette année; 
 
Mariage de Neptune et Amphitrite, 1592, Gillis van Valckenborch
il a beaucoup de points communs avec le tableau analysé dans cet article : palette, lumière, groupement des personnages, mais surtout encore cette bizarre tête de dauphin dont voici le détail:



Notre peintre pourrait donc être rattaché à l'atelier de Gillis van Valckenborch, à Francfort (de famille protestante, Gillis avait du quitter Anvers en 1586, âgé de seize ans). Le monogramme apparaissant sur plusieurs tableaux de ce peintre est "P C inv"  d'où les attributions à Pauwel Casteels. Mais il paraît plus probable que ce peintre soit bien lié à l'entourage de Gillis van Valckenborch, étant donné les similitudes de sujets et de style. Une transmission par un intermédiaire des sujets de Gillis van Valckenborch liés à Amphitrite et Neptune, à Frans Francken II, et possible dans les années 1600-1620. 


 Mise à jour août 2015 : un tableau de même facture et portant le même monogramme "P C inv", représentant David et Abigail (voir image ci-après) est passé en vente chez Christie's Londres en juillet 2010, et donné à Pieter Casteels I (Anvers, actif comme maître en 1629), ce qui semble très cohérent.  Pieter Casteels I paraît donc bien être l'auteur de toutes ces peintures représentant Amphitrite.

Pieter Casteels I, David et Abigail, monogrammé P. C. INV., hst, 115x200cm

Voici deux autres oeuvres du monogrammiste P C :
Monogrammiste P C, Neptune et Amphitrite, anciennement collection von Frey, Florence
Monogrammiste P C, Triomphe de Neptune et Amphitrite avec divinités marines (vente Lucerne 1995)
 
Une troisième peinture sur cuivre, 54x75cm, passée en vente à Berlin au mois de mai 2014, et attribuée à Simon de Vos par Raffaella Colace, me paraît être du monogrammiste PC, donc de Pieter Casteels I :
Le triomphe d'Amphitrite, huile sur cuivre 54 x 75 cm, attribué en 2007 à Simon de Vos, plus probablement oeuvre du monogrammiste PC
 Juin 2015 : un petit tableau sur cuivre représentant l'enlèvement des Sabines paraît aussi de la même main :
Ecole flamande du XVIIe siècle, L'enlèvement des Sabines, huile sur cuivre 54x73 cm, (vente La haye, maison VenduHuis, mai 2012)