Dali, "Les eaux d'un grand déluge", 1964
L’histoire du déluge est un mythe universel, une sorte de grand nettoyage cathartique qui met fin à un monde corrompu. Avant que le rationalisme des XIXe et XXe s. s’en empare et le réintègre dans un récit scientifique (cataclysmes météorologiques ou impacts de météorite géante), on retrouvait le déluge dans toutes les traditions ; voici quatre extraits des plus importants textes où il apparaît : l’Epopée de Gilgamesh, le Mahâbhârata, la Bible, et les Métamorphoses d’Ovide. Ces extraits, présentés ici dans une traduction que j'ai adaptée, reprennent évidemment des traditions orales beaucoup plus anciennes.
(Epopée de Gilgamesh, anonyme, 2600 av J-C):
Un cri d’horreur retentit dans le ciel : Adad, le dieu de l'orage,
Venait de changer la lumière en ténèbres, et émiettait les terres dans la vasque liquide.
Pendant tout le jour la tempête fit rage, de plus en plus violente ;
Elle s’abattait sur l’humanité, comme une armée déferlant sur le monde ;
Ici-bas personne ne pouvait plus distinguer son frère, et du haut du ciel,
Les dieux mêmes, ne voyant plus les hommes, furent effrayés par ce déluge ;
Ils s’enfuirent au plus loin, dans le firmament d'Anu ;
On les voyait se blottir contre les parois, pareils à des chiens apeurés.
Alors, Ishtar à la voix douce, Reine du Ciel, geignit comme une parturiente :
« Malheur ! J’ai déchaîné les forces obscures, et réduit à néant les belles journées d’antan ;
« Pourquoi, devant le Conseil des dieux réunis, ai-je ordonné ce terrible châtiment ?
« J'ai lancé des guerres pour renverser les royaumes, mais les hommes n’en sont-ils pas moins mon peuple ?
« Je les ai engendrés. Maintenant par millions leurs corps se balancent dans la houle, comme le frai des poissons. »
Affligés, les dieux du ciel et de l'enfer étouffaient leurs sanglots en se couvrant la bouche.
Durant six jours et six nuits, les vents hurlèrent, les torrents bouillonnèrent,
La tempête et l'inondation accablèrent le monde.
On eut dit qu’une armée invisible et monstrueuse semait partout la désolation.
(Ancien Testament, Genèse, 7, §17-24, anonyme, VIIIe-VIIe s av J-C):
Le déluge s’abattit sur la terre durant quarante jours. L'eau monta sans cesse ; elle souleva l'arche qui, peu à peu, s'éleva au-dessus des terres immergées.
L'eau montait toujours et son flot recouvrait la terre ; mais l'arche flottait à sa surface.
Le niveau augmenta considérablement, et même les montagnes, qui défiaient le ciel, furent englouties.
L'onde s’éleva jusqu’à quinze coudées au-dessus des plus hauts sommets, eux aussi submergés.
Toute vie périt sur terre : oiseaux, bétail, bêtes sauvages, bestioles rampantes, et tous les hommes.
Toutes les narines qui inspiraient l’air frais et entretenaient la vie sur la terre ferme, expirèrent.
Ainsi furent exterminés de la face du monde tous les êtres vivants à l’air libre : hommes, quadrupèdes, reptiles, et oiseaux: ils disparurent pour toujours. Il ne resta que Noé, et ceux qui l’avaient accompagné dans l'arche.
Et la crue des eaux continua de recouvrir la terre pendant cent cinquante jours.
(Mahâbhârata III / 185, § 39-47, Vyâse, IIIe s av J-C):
Avec l'arche, ô roi Bhârata, Manu traversa l'océan qui dansait de ses vagues et grondait de ses flots.
Poussée par les grands vents, l'arche vacillait en tous sens sur l'immense océan comme une prostituée ivre.
La terre, l'horizon, les points cardinaux avaient disparu. Tout l'espace et le ciel n'étaient qu'eau, ô puissant guerrier.
Et dans ce monde ainsi bouleversé, n'existaient plus que les sept Grands Anciens, Manu et le poisson, ô Bhârata.
Ainsi, ô roi, le poisson tira l'arche pendant de nombreuses années sur l'immensité des eaux.
Il la tira jusqu'à l’unique sommet de l'Himavant (Himâlaya) qui dépassait l’onde, ô vaillant descendant de Puru.
Puis, souriant légèrement, il dit aux Grands Anciens : "Amarrez l'arche sans tarder à ce sommet de l'Himavant."
Sur le conseil du poisson, les Grands Anciens amarrèrent aussitôt l'arche au sommet de l'Himavant, ô vaillant Bhârata.
Sache, ô fils de Kuntî, qu'aujourd'hui encore, ce sommet le plus élevé de l'Himavant est appelé "l'amarrage de l'arche".
(Les Métamorphoses, 1, § 262-290, Ovide, 10 ap J-C):
Dans les cavernes d'Eole, Jupiter commence par enfermer Aquilon,
Ainsi que tous les vents tourbillonnants, disperseurs de nuages.
Puis il lâche Notus, qui s'envole aussitôt sur ses ailes alourdies ;
Il est effrayant : noir comme la poix est son visage ;
Sa chevelure blafarde claque en tous sens et ruisselle,
Et sa barbe se tord en lourds torrents de pluie; des masses de brouillard épaississent son front,
Et l'immense envergure de son corps transpire à l'infini.
Quand, dans un grand fracas, sa main se tend et écrase les nuages qui passent,
Des trombes d'eau s'échappent et tombent des hauteurs du ciel.
La messagère de Junon (Iris), habillée d'arc en ciel,
Aspire les eaux d'en bas et recharge les nuées. Les blés sont dévastés ;
L'agriculteur pleure ses espoirs anéantis:
Tout le dur travail d'une année a été vain, et gît à terre.
Mais le courroux de Jupiter se répand au-delà des limites du ciel, hors de son domaine.
Son frère, roi des mers azurées, lui apporte le soutien de ses eaux abondantes.
Il convoque les fleuves dans sa demeure et leur dit :
"Les circonstances rendent les longues exhortations inutiles.
Déchaînez donc votre violence! Rien de plus.
Crevez les réservoirs et les citernes, rompez les digues !
Lâchez la bride à tous vos flots fougueux.
A ces ordres, chacun retourne vers sa demeure et ouvre grand ses sources.
Des flots furieux se précipitent et bondissent vers l'océan.
Pendant ce temps le dieu des mers, de son trident, frappe la terre.
Elle tremble et se fissure, ouvrant de larges voies aux eaux.
Les fleuves se libèrent de leur lit, et, à travers les plaines éventrées,
Charrient tout ensemble les moissons, les arbres, les bêtes, les hommes, les maisons,
Et même les sanctuaires et leurs meubles sacrés.
Si, plus solide que les autres, une demeure se maintient et n'est pas emportée,
Les eaux cependant montent et recouvrent son toit,
Ses tours mêmes disparaissent au plus profond des flots.
Plus rien ne distingue la terre de l'océan : une plaine liquide, sans rivage, s'étend à l'infini.
Illustration de Riou, in "La terre avant le déluge", Louis Figuier, 1874