Comme toujours, l’histoire se répète. L’explosion contemporaine des grands centre urbains, liée à la mondialisation, pose à nouveau, comme elle s’était posée dans la seconde moitié du XIXe s. et à l’orée du XXe siècle, avec la concentration industrielle et le développement de la pensée technologique, le problème du devenir des grandes agglomérations humaines, inexorablement sécrétées par l’avènement de l’ère moderne.
Rappelons-nous en effet que le monde n’a quitté que depuis peu l’ère agraire, qui pendant plus de 5000 ans, a vu les sociétés humaines se structurer autour de l’agriculture, et produire bourgs et villes fermées, où était enserrée la richesse accumulée, et où siégeait le pouvoir. Grâce au commerce, ces cités fermées sont devenues les foyers du capitalisme naissant.
L’urbanisme en tant que discipline est né de la nécessité de penser spatialement ce changement d’ère. Il impliquait non plus un processus de développement des villes closes de murs, par absorption successive dans leur enceinte concentrique, des faubourgs naissants autour des portes fortifiées, mais un processus ouvert, tentaculaire, fragmentaire, et éclaté, lié à la disparition des limites matérielles, au développement des moyens de transport rapides, et aux mécanismes de la spéculation foncière.
On pourrait dire que Cerda, l’auteur du plan d’extension quadrillé de Barcelone, est le dernier penseur classique de la ville, tandis qu’à la même époque, son compatriote Soria, inventeur de la cité linéaire structurée autour de l’axe des transports, est le premier penseur de la mégapole moderne.
Au XXe siècle, la pensée urbanistique, avant-gardiste et tapageuse, a été incapable de prendre la juste mesure des nouvelles problématiques urbaines et de maîtriser le développement tentaculaire des métropoles. L’utopie hygiéniste et fonctionnaliste du Mouvement Moderne, largement idéologique et si peu scientifique, a cependant encadré le développement des territoires de banlieue, créant les ghettos d’anti-urbanité que sont les grands ensembles, et vouant aux gémonies les quartiers pavillonnaires, laissés aux appétits des promoteurs et à l’incompétence des géomètres. Aujourd’hui, malgré une dévotion encore très forte envers Le Corbusier, tous les urbanistes reconnaissent le fiasco et tentent de forger de nouveaux outils théoriques pour enfin organiser positivement les mégapoles.
L’exercice du Grand Paris est une sorte d’application pratique de ces nouveaux outils théoriques. Le résultat est, à mon sens, assez mitigé, et pour tout dire pas vraiment convaincant.
Si les principales questions sont bien posées par la plupart des concurrents (les transports collectifs structurants, la poly-centralité, l’équilibre entre bâti et végétal, la revalorisation des lieux existants sans table rase, le « dézonage »), beaucoup n’en cèdent pas moins aux deux clichés en vogue de la pensée dominante actuelle : l’habitat écologique, et les tours, si chères aux architectes.
On voit ainsi fleurir des gadgets écologiques, allant des toits verts et éoliennes sur le centre historique (Rogers)
ou sur les centres d’affaire (Nouvel),
aux bâtiments affublés d’une pilosité végétale improbable (Castro, Lion, Nouvel),
en passant par les toits photovoltaïques à la dimensions de terrains de football (Nouvel) ;
et on découvre, à travers des images dignes des couvertures de romans SF, des délires de tours accommodées à toutes les sauces (Nouvel).
Cependant tous ne cèdent pas aux rêveries visuelles faciles : ainsi Djamel Klouche et MVRDV sont très pusillanimes en matière d’image ; mais ils ne s’en gargarisent pas moins de mots magiques (
collecteurs métropolitains, songlines, stimulation des substances urbaines, de Djamel Klouche ;
ville compacte, écoles suspendues, de MVRDV), palliant ainsi à bon compte ce qui semble être en fait un manque de solutions concrètes.
On voit aussi, dans le travail de plusieurs équipes, resurgir, comme une panacée possible au conflit entre densité urbaine et nature, des variantes pas très souhaitables du Central Park de Manhattan, transplantées à Vincennes (Lion),
et à La Courneuve (Castro, Nouvel).
L’idée même de limite, qui semble contradictoire avec la définition d’une mégapole, est réintroduite par Nouvel, sous forme fractale, avec sa lisière boisée.
Réapparaissent enfin deci delà quelques vieux poncifs futuristes de la science-fiction : trains aériens (Porzamparc),
références à l’astronautique (Castro),
ou tour de Babel (Nouvel).
Images grandiloquentes, mais à la hauteur du sujet, penseront certains. Du grand Paris à la folie des grandeurs, il n’y a parfois qu’un pas : Grumbach propose par exemple d’étendre le grand Paris jusqu’au Havre, idée qui ne pouvait que plaire au Président.
Si un modèle théorique clair sur la planification des mégalopoles contemporaines ne ressort donc finalement pas de cet exercice situé, il ne faut pas non plus sous-estimer les quelques pistes intéressantes travaillées par les concurrents. Maillage et nœuds des axes de déplacements à plusieurs échelles, porosité des territoires (Studio 09) ; réintégration de certains grands axes routiers dans le réseau des espaces publics urbains, avec de sympathiques images produites par l’équipe Descartes (Lion-Mangin), qui je crois illustrent bien un des aspects réalistes de la requalification des mégapoles, cette réorganisation des trajets et de leur insertion spatiale en fonction des plus ou moins grandes vitesses.
Mon sentiment est que les obsessions du moment, écologie, égalité-mixité, densité, qui sont en fait des problèmes récurrents non particuliers aux mégapoles, lorsqu’ils sont survalorisés dans la réflexion, empêchent de bien discerner ce qui concerne spécifiquement la structure de la mégapole, et que je crois pouvoir résumer en quelques points :
- Extension permanente (superposition et/ou coexistence) d’axes de déplacements à vitesse lente, moyenne, et rapide (sur ce point, il est à noter que la problématique des rocades de contournement, liées au paradigme de la ville ancienne fermée, devra peu à peu être remplacé par celle des axes traversants souterrains à grande vitesse)
- Nécessité permanente de remailler localement, en axes de circulations lentes et moyennes vitesses, les pôles secondaires de la mégapole (les axes moyenne vitesse doivent aussi être déchargés d’un partie des flux automobiles pour devenir porteurs d’urbanité).
- Nécessité de connexions rapides entre tous les pôles liés aux transports nationaux et internationaux, entre eux et avec les grands pôles d’activité
- Différentiel important des situations urbaines liées aux distances, entraînant une survalorisation foncière des centres attractifs, à effet ségréguant. La réduction des distances relatives par l’amélioration des transports, semble le meilleur moyen de modérer cette tendance ségrégative.
- Nécessité de poumons verts importants, et donc gel de vastes superficies (le zonage semble alors impératif), pour permettre aux espaces naturels (parcs, agriculture et maraîchage de proximité, réserves naturelles boisées, protection des grands sites naturels, etc.) de résister aux pressions foncières et d’irriguer largement la mégapole
- Enfin nécessité d’une gouvernance intégrée de l’aménagement spatial, responsable devant les citoyens (donc, probablement, réforme des strates administratives).
La mégapole réelle et la mégapole rêvée se sont confondues dans ces projets du Grand Paris, et pourtant elles ne seront jamais superposables. Mais l’une et l’autre peuvent néanmoins se féconder.
Sur le monde antillien que j’avais imaginé dans le roman "S
ouvenirs d'Antillia", les mégapoles sont installées au sommet de chaînes de montagnes (ce qui, je l’admets, n’est peut-être pas très écologique) : la puissance des reliefs permet d’intégrer facilement les masses architecturales de surface, et dans l’intérieur des roches, peuvent se développer à l’infini, et sur de nombreux niveaux, des systèmes de galeries reliées à la surface par des puits géants. Une termitière, certes, mais une termitière harmonieusement inscrite dans l’espace sauvage, et couronnant sa beauté d’un diadème infini.
les hauts d'Erewhon, aquarelle de G. Chambon, détail