présentation des peintures synchronistiques

mercredi, juillet 13, 2011

LES BAIGNEUSES


Les baigneuses, Gilles Chambon, 2011, 100x86cm

Pourquoi peindre encore des baigneuses aujourd’hui ? Tout n’a-t-il pas été dit et exploré sur ce sujet ?
Qu’on songe aux nombreuses et théâtrales « Diane et Actéon » de la Renaissance, aux aguicheuses demoiselles champêtres de Fragonard ou de Boucher, aux orientales lascives d’Ingres dans leurs harems, aux corps dodus magnifiés par Renoir et montrés dans leur vérité nue par Courbet, aux suaves beautés exotiques de Gauguin, aux impressionnantes séries harmoniques de Cézanne, aux étonnantes compositions de Picasso, aux corps nus mécaniques et huilés de Tamara de Lempicka et de Fernand Léger, aux femmes-pictogramme bleues de Matisse, aux corps rêches et plantureux agencés au bord de l’eau par Charles Kvapil, etc., etc….


Il n’y a donc sans doute plus grand chose à inventer en matière de baigneuses.

C’est pourquoi ma toile n’a vraiment rien d’innovant ni d’original ; c’est une peinture de circonstance.
En effet, en ce début des vacances d’été, quoi de plus naturel que de rêver à une source fraîche au milieu des bosquets, et, livrant notre imaginaire fatigué au charme et aux évocations ambivalentes du lieu, le laisser se remémorer les poèmes saphiques de Pierre Louÿs et peupler la scène de belles ondines et d’hamadryades boudeuses.

jeudi, juin 30, 2011

Versailles / Stargate


Bernar Venet nous a installé une porte des étoiles devant le château de Versailles ; malheureusement, il manque le dernier chevron pour partir au septième ciel ! En cette fin de mois de juin je peux vous garantir qu’à l’intérieur du château, c’est plutôt l’enfer, façon métro à 6h du soir…. Ici le ticket est à 15 € ; les stations certes sont luxueuses, surtout celle de la galerie des glaces, mais tout cela ne mène décidément nulle part… et surtout pas à l’épanouissement culturel des visiteurs. Serrés comme sardines en boîte, tondus comme des moutons, l’accueil qui leur est réservé n’est pas digne de la grande institution culturelle qui gère ce lieu prestigieux. Finalement les choses se répètent : les gens de pouvoir d’aujourd’hui, même s’ils ouvrent à tous les portes du palais des anciens rois, n’ont pas plus de respect pour le peuple qu’ils accueillent que n’en avaient naguère les nobles résidents de Versailles qui eux le tenaient résolument (et pour cause) à l’écart.

À lire absolument l’amusant et néanmoins sérieux article de Christine Sourgin du 14 juin 2011 : « Venet, le Bernard-limite de la sculpture ».

mardi, juin 28, 2011

Saint Jérôme, Marie-Madeleine, vanité et pénitence

Philippe de Champaigne, St Jérôme, collection privée
Guy François, Marie Madeleine pénitente (vers 1620/30), Louvre















Parmi les saints et les figures vénérées par le christianisme, Saint Jérôme et Marie Madeleine occupent une place particulière liée à la vanité et à la pénitence, et leurs représentations picturales montrent une certaine symétrie. Pourtant rien de commun au départ entre les deux personnages, si ce n’est leur retraite au désert.
  •     Marie-Madeleine, qui après son arrivée sur le sol gaulois a fait retraite dans une grotte de la Sainte Baume, est, dans la tradition catholique, une personne mythique qui synthétise les figures de Marie de Magdala, de Marie de Béthanie, et de la pécheresse anonyme qui lave les pieds du christ avec ses larmes (Luc : 7, 36-50) ; l’histoire de Marie l’Égyptienne, ancienne prostituée, contamine également le personnage de Marie Madeleine.
  •    Saint Jérôme est pour sa part un docteur de la foi du IVe siècle, dont la vie est très bien documentée. Il est connu pour avoir jeûné au désert de Chalcis en Syrie, traduit les saintes écritures de l’hébreu et du grec vers le latin (la Vulgate), et fondé avec la patricienne Paula un monastère à Bethléem.
Ce qui les rapproche, donc, est la pénitence et la volonté d’abandonner les plaisirs des sens : Marie Madeleine par amour du Christ et par désir de rachat des péchés de sa jeunesse, et Jérôme par acte de méditation sur les saintes Écritures, et défiance envers les tentations du Malin.

Aussi Saint Jérôme incarne-t-il très tôt dans l’iconographie chrétienne le double idéal de l’ascète mortifié, à demi nu, retiré au désert, et celui de l’érudit mélancolique, dans son cabinet de travail rempli de livres, méditant devant un crâne ou un sablier, sur la vanité des biens terrestres.

Giovanni Bellini, Saint Jérôme lisant, 1505, National Gallery of Art, Washington

Jan van Eyck, Saint Jérôme dans son cabinet, vers 1435, Institute of Arts, Detroit


















Marie Madeleine, quant à elle, à cause de son identité multiple, se retrouve dans plusieurs occurrences iconographiques :
  •    En tant que Marie de Magdala, elle est représentée avec le Christ dans le « Noli me tangere » ;
Le Titien, Noli me tangere, National Gallery, Londres
  •    En tant que fusion de Marie de Magdala (fille d’archiprêtre, donc lettrée) et de Marie de Béthanie (qui a oint le christ de parfum), elle est représentée richement vêtue, lisant un livre et accompagnée d’une fiole de parfum ;
Rogier van der Weyden, Marie Madeleine, 1445, National Gallery, Londres
  •     Enfin en tant que Marie-Madeleine anachorète de la Sainte Baume, synthétisant les trois femmes évoquées plus haut, elle est représentée en pénitente, yeux tournés vers le ciel, avec ses longs cheveux dénoués (allusion à son ancien état de prostituée) pour seul vêtement, accompagnée d’un calvaire (accessoire incontournable de tous les ermites), d’un livre (référence à sa connaissance des saintes écritures) , d’une fiole (évoquant l’onction du christ) d’un crâne (rappelant la vanité des choses terrestres), et d’un morceau de rocher (allusion à la grotte où elle s’est retirée) ; s’y ajoute aussi parfois une corde ou un fouet de flagellation, instrument de pénitence.
Orazio Gentileschi, Marie Madeleine en pénitence, 1615, collection privée
Jacopo Palma le Jeune, Saint Jérôme dans le désert, dit Le St Jérôme de Francesco (vers 1590-95), Collection privée Mark Lawrence
Ce dernier type de représentation de la sainte, ainsi que son symétrique masculin, saint Jérôme représenté dans le désert à demi nu devant un calvaire, accompagné de livres (allusion à son activité de traducteur), d’un crâne (vanité), et d’une pierre (objet avec lequel le pénitent se frappe la poitrine), se généralisent surtout après le concile de Trente, la Contre-réforme insistant sur la nécessaire intercession des saints, ainsi que sur le sacrement de pénitence, que les protestants rejettent.

On voit alors, pour saint Jérôme au désert, les représentations abandonner progressivement tous les éléments anecdotiques (paysage sauvage, présence du lion - animal fétiche du saint, et même parfois abandon du calvaire et des livres) pour se concentrer sur un vieillard à demi nu face à un crâne, emblème évident de la vanité de l’existence terrestre. La même simplification progressive s’opère pour sainte Marie Madeleine, qui devient, pour les catholiques, l’incarnation de la vanité au féminin, donc symétrique de saint Jérôme.
Anonyme, vers 1600, Saint Jérôme dans le désert,
d’après Jacopo Palma le Jeune, collection privée
(le crucifix, le lion, et le livre à terre ont disparu
pour ne garder que l’essentiel de la figure de dévotion;
la symétrie miroir correspond à une gravure de
Hendrick Goltzius)
Le Caravage, Saint Jérôme en méditation, Monastère de Montserrat, Catalogne


Georges de la Tour, Madeleine à la veilleuse, 1630/35, Louvre





















 Ainsi pendant tout le XVIIe siècle, la vanité catholique est incarnée par les deux saints, tandis que la vanité protestante (ou influencée par le protestantisme), qui montrait volontiers à la Renaissance des images de banquiers, de collecteurs d’impôts, de savants, ou d’ambassadeurs… 

Quentin Metsys, Les collecteurs d’impôt (vers 1590),
Kunstmuseum Liechtenstein
Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs , 1533, Londres, National Gallery


… Finit par entièrement se dépersonnaliser, se cantonnant dans la simple représentation d’objets, fleurs, et victuailles, emblématiques des plaisirs des cinq sens, et de leur caractère éphémère ; l’incontournable crâne vient même à disparaître, remplacé quelquefois par le symbole plus discret qu’est la chandelle éteinte ou vacillante. De ces « vanités » de dévotion dérive un engouement pour la nature morte, qui devient au XVIIe siècle une spécialité des peintres du nord, et dont le caractère religieux d’origine s’estompe jusqu’à se perdre totalement, laissant place à une célébration épicurienne des menus objets du quotidien, et à une admiration pour la virtuosité du trompe l’œil.


 
Jan Fris, Vanité au casque, à l’Apollon de marbre, et au violon,
vers 1660, collection privée
Gottfried von Wenedig, Nature morte à la bougie,
vers 1630, Hessisches Landesmuseum Darmstadt

samedi, juin 11, 2011

Affinités électives

G. Chambon, « L’horizon bleu, ou les affinités électives », huile sur toile 94x65cm, 2011

Ce tableau est la fusion imaginaire de lieux que rapprochaient mystérieusement des affinités électives : Isola Bella sur le lac Majeur, l’estuaire de la Gironde à la forteresse de Blaye, et les jardins de  Peterhof, dominant la Neva. La fusion des êtres, à laquelle nous devons tous notre présence au monde, est aussi mystérieuse que la fusion des lieux : clônage temporel ou mariage bien réel, qu’importe, pourvu que s’ouvre un vaste horizon bleu aux enfants chers à mon cœur!

samedi, juin 04, 2011

LE SEXE DES ANGES

Raphael Sanzio, La Madone Sixtine, détail, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Les anges, que l’on retrouve dans beaucoup de mythologies et notamment dans les trois religions du Livre, sont des entités messagères (angelos signifie d’ailleurs messager en grec) qui ont pour fonction d'établir un lien entre Dieu et les hommes. C’est pourquoi ils sont représentés ailés, l’aile étant le symbole universel de la communication entre le ciel et la terre.

Les textes anciens qui parlent d’eux sont souvent contradictoires quant à leur apparence ou même leur nature. Selon certains ils sont de purs esprits invisibles, selon d’autres ils prennent l’aspect humain, et en l’occurrence plutôt celui des hommes : le Livre des Jubilés dit même que les anges ont été créés circoncis, ce qui suppose bien qu’ils sont de sexe masculin (on trouve un écho de cette bizarrerie dans certaines traditions musulmanes affirmant que Mahomet, « messager » de Dieu, est né circoncis). Les anges sont donc, au départ, dans la mythologie intertestamentaire, des créatures ailées de sexe masculin. Ce n’est que tardivement que la doctrine chrétienne, pour couper court aux fameuses discussion byzantines sur le sexe des anges, a conclu qu’il fallait retirer tout organe reproducteur à ces esprits messagers ; doux et merveilleusement beaux, ils semblaient plutôt féminins, mais soldats courageux combattant le mal, ils paraissaient alors masculins.

Quand on se tourne vers les religions qui ont gardé des traces du culte de la grande déesse, comme celles de Mésopotamie, ou de Grèce antique, les divinités féminines ailées sont nombreuses : on connaît très bien Mylitta et Ishtar à l’est de la méditerranée (divinités qui ont aussi souvent le double aspect guerrier et procréateur, et autour desquelles s’était développée la prostitution sacrée), et la statuaire et la poterie grecque nous ont livré des représentation ailées de Séléné, Artémis, des Néréides, ou encore de Niké, Phémé, etc. ; ces dernières étant souvent de simples divinités allégoriques. 


Inanna-Ishtar, Mésopotamie, IIe millénaire av JC, conservée au British Museum
Figure féminine ailée, bronze d'époque romaine, provenance Chypre, Louvre


Mais il faut rappeler que les grandes religions monothéistes correspondaient de fait à des cultures phallocratiques ou la femme était généralement dévaluée et associée au péché et à la perfidie. Déjà en Grèce antique les harpies (dont l’image féminine ailée et griffue venait probablement de représentations anciennes d'Inanna) étaient des démons femelles maléfiques. Au Moyen-Âge, sous les ordres de la diablesse Lilith (qui n’est autre qu’un dernier avatar démonisé de la déesse sémitique Mylitta), les succubes, démons érotiques à l’apparence féminine, poussaient les hommes au plaisir solitaire.

Phinée et les Harpies, vase grec du Vème siècle av. JC, Malibu, J. Paul Getty Museum


Si l’église a insisté sur l’a-sexualité des anges, c’est sans doute pour éviter tout dérapage d’interprétation, notamment lorsqu’un ange annonciateur délivre l’amour divin à une femme. On connaît  l’histoire de la transverbération de sainte Thérèse d’Avila ; Thérèse raconte : « Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long javelot d’or dont la pointe laissait échapper une flamme. Il m’en perça soudain le cœur jusqu’aux fibres les plus profondes et il me semblait qu’en le retirant, il en emportait des lambeaux. Puis il me laissa toute entière embrasée de l’amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements, mais accompagnée d’une telle volupté que j’aurais voulu qu’elle ne cessât jamais » ; on connaît aussi la représentation suggestive qu’en a donné Le Bernin dans sa sculpture de la chapelle Cornaro de Santa Maria Della Vittoria à Rome, et la vive indignation que suscita la boutade du Président de Brosses à son sujet : « si c’est ici de l’amour divin, je le connais »… (voir conf. de N. Mattei sur l’art baroque).

En ôtant le sexe aux anges mais en leur laissant leur beauté, l’église, croyant refermer le chaudron trouble du désir charnel, a, pour notre bonheur, ouvert la porte à un registre érotique inépuisable dans l’imaginaire des artistes. Evidemment la collusion a vite été faite, dans la représentation, entre l’ange éphèbe ailé et le jeune Eros tel que le représentaient les Grecs ; ou encore entre le chérubin, petit ange gardien (qui est un avatar du grand taureau ailé assyrien « Keroub ») et le cupidon romain représenté comme un petit enfant nu, et qui a inspiré les nombreux putti de la Renaissance et du baroque.

Statue d'Eros, D’après un originel de Lysippe, Marbre, musée du Capitole, Rome


Cupidon dormant, statuette terre cuite gréco-romaine,
Musée des antiquités, Bibliotheca Alexandrina, Egypte















Mais revenons à l’ange annonciateur par excellence, Gabriel, qui apporte à Marie la nouvelle de sa fécondation divine. Les représentations picturales lui donnent parfois l’aspect d’un beau jeune homme, parfois d’un adolescent androgyne, mais le plus souvent celui d’une délicieuse jeune fille, parce qu’en occident l’idéal de beauté érotique est identifié au visage et au corps de la femme. 
En témoignent ce troublant Ange de l’Annonciation de Sassoferrato (Louvre), ou ce si doux Archange Gabriel de Guido Reni (Palais Impérial de Pavlovsk, St Petersbourg).
Ange de l’Annonciation, Sassoferrato, Louvre
Archange Gabriel, Guido Reni, Palais Impérial de Pavlovsk, St Petersbourg

Voyons maintenant à l’œuvre, sous le pinceau d’un peintre baroque, la féminisation de l’ange annonciateur. La comparaison entre un dessin italien du XVIIe s., provenant des albums de Carlo Maratta, de la collection Lambert Krahe, conservé au Louvre, et une peinture attribuée à tort par l'expert de vente à Giuseppe Bartolomeo Chiari (nous allons voir qu'elle est en fait de Giovanni Andrea Sironi) nous le permet. 
Ange de l'Annonciation, pierre noire, dessin italien du XVIIe s, conservé au Louvre
Ange de l'Annonciation, attribué précédemment à Giuseppe Bartolomeo Chiari
 (mais vraisemblablement dû à Elisabetta ou Giovanni Andrea Sirani), collection privée























Le dessin montre l’archange Gabriel dans l’une de ses attitudes classiques (ici les mains croisées sur la poitrine, le regard probablement tourné vers Marie) ; sa physionomie, gracieuse, n’est cependant pas dépourvue d’énergie et lui donne un genre nettement masculin. Dans la peinture de Giovanni Andrea (ou de sa fille Elisabetta) Sironi, le même ange est repris dans la même attitude et avec le même cadrage ; mais le visage, le cou et les poignets se sont affinés, la chevelure s’est assouplie et allongée, le regard s’est adouci, le décolleté a glissé sur l'épaule plus frêle, et la robe, plus gonflante, s’est parée d’une frange de brocart et de perles, qui rappelle celle de l’ange de Guido Reni (dont Giovanni Andrea Sironi était le principal assistant). Et on se trouve alors devant un ange entièrement féminin.
(mise à jour blog octobre 2013, juin 2015, et janvier 2016) Ce tableau de l'Ange de l'Annonciation, que j'avais d'abord cru être sinon de Giuseppe Chiari, du moins du Romain Carlo Maratta, a en fait un lien évident avec "L'archange Gabriel" d'Elisabetta Sirani (peintre Bolognaise 1638-1665, fille de Giovani Andrea et travaillant dans le même atelier), conservé dans la collection Samuel H. Kress, N.Y. ; Elisabetta a visiblement employé le même dessin, également féminisé. On peut aussi comparer la tête de l'ange à celle de la Vierge (détail) d'un tableau d'Elisabetta conservé au museo civico de Pesaro; l'attitude est proche et le modèle est visiblement le même: 
 

Cette piste bolognaise nous ramène vers Guido Reni dont Giovanni Andrea Sironi fut l'exécuteur testamentaire - et à ce titre récupéra pour son atelier les dessins) : d'où l'attribution de notre Ange de l'Annonciation à G. A. Sironi; le costume, proche de celui du tableau de Reni de St Petersbourg, la palette de couleurs, vert amande et bleu-mauve, ainsi que l'attitude, qui est comparable à celle de petites vierges de Guido Reni, vont dans ce sens.

Elisabetta Sirani, The Archangel Gabriel, N. Y. Samuel H. Kress Collection
Un dessin aquarellé (24x19cm) conservé au museo civico de Pavie, et attribué à l'école du Parmesan (à tort), reprend encore une fois le modèle ; il est de toute évidence le dessin préparatoire à la toile d'Elisabetta Sirani, comme le style le confirme - on peut le rapprocher par exemple d'un autoportrait à la craie d'Elisabetta.



Elisabetta Sirani, Autoportrait
Il existe également à la pinacothèque communale de Deruta une peinture de l'ange très semblable à celui d'Elisabetta ; il est attribué à un disciple de Guido Reni; il y a aussi d'autres copies de moindre qualité, comme celles ci-dessous, dont la féminité a poussé les experts de vente à croire qu'il s'agissait d'une Marie-Madeleine pénitente :

Anonyme (disciple de Guido Reni, Ange, Pinacothèque communale de Deruta
 
Marie-Madeleine pénitente (sic), attribuée à l'entourage d'Elisabetta Sirani (à gauche, et à celui de Carlo Maratta (à droite),
J'ai également trouvé dans une vente passée rapportée sur Arnet, un "Ange en adoration", sans doute du début du XVIIIe siècle, qui dérive lui aussi du modèle, pour le moment non retrouvé, élaboré par Guido Reni :


Ou encore cet "ange de l'annonciation" passé en vente à Rome en 2007, attribué à l'école de Carlo Maratta, mais dont le visage est calqué sur le tableau d'Elisabetta Sirani

 
Mais revenons au sexe des anges ;
Plus récemment, en 2009, Ernest Pignon Ernest a fait scandale en rendant définitivement un sexe aux anges : il a en effet accroché au portique de l’église de Montauban de superbes dessins d’anges, dévoilant le sexe que la tradition des peintres occidentaux avait fini par leur choisir.

Dessins d'Ernest Pignon Ernest, cathédrale de Montauban, 2009

samedi, mai 21, 2011

LA DIALECTIQUE DE L’ÉCRIN

Le trône de Toutânkhamon, comme écrin à la royauté divine, musée archéologique du Caire

Lorsque l’on possède une chose précieuse et que l’on souhaite l’exposer, l’idée de décorum, de cadre, d’écrin, s’impose souvent à l’esprit comme un moyen de créer les conditions psycho-sensibles optimales pour faire rayonner l’objet de notre dévotion. C’est vrai dans les musées, dans les églises, mais aussi dans les théâtres (l’obscurité que percent les projecteurs est une forme d’écrin pour le spectacle), et dans les mille petites mises en scène que nous imaginons pour mettre en valeur tel ou tel des éléments luxueux ou affectifs qui composent le cadre de notre vie quotidienne. Plus fondamentalement encore, le vêtement que chacun arbore est une forme d’écrin, conçu pour mettre en valeur le corps, surtout en ce qui concerne la gent féminine. Et l’on touche là à un autre aspect de la dialectique de l’écrin, celui du montré/caché.

Châsse de Saint Étienne de Muret, conservée à Ambazac
Au Moyen Âge, les tabernacles, reliquaires, et châsses diverses étaient des coffrets précieux qui contenaient une chose encore plus précieuse que l’on ne montrait qu’occasionnellement et souvent uniquement à des personnes privilégiées. La beauté de l’écrin, contenant et masquant l’objet sacré, apporte une aura de mystère et de merveilleux qui contribue à attiser l’imagination, rendant ainsi plus fascinante encore la chose secrète qu’il recèle. On est dans le domaine du sacré  et du symbolique lorsqu’il s’agit des restes d’un saint contenus dans un reliquaire, mais le même mécanisme agit évidemment dans la vie profane, aux antipodes de la religion : ainsi, si l’on revient au costume féminin, on peut dire que le sous-vêtement de dentelle qui voile ou laisse entrevoir les formes intimes du corps, objet de désir, est bien un écrin amplificateur d’imagination érotique. Et l’imagination humaine (masculine en tout cas) est ainsi faite qu’il peut se produire une sorte d’osmose entre le contenant et le contenu, un glissement de prégnance érotique, qui va mener jusqu’au fétichisme, bien connu des psychiatres, dans lequel la fascination de l’écrin vestimentaire se substitue à celle de l’anatomie féminine.

culotte "écrin sensuel" d'Aubade
 

Si l’on revient au domaine de l’art, les choses sont en réalité un peu plus complexes. En ce qui concerne la peinture par exemple, le montré/caché est assez rare ; il se limite à quelques triptyques dont les panneaux latéraux se referment sur l’oeuvre, où à quelques anecdotes comme celle de « L’origine du monde » de Courbet, que Lacan dissimulait dans son appartement derrière un tableau d’André Masson. Pas tellement non plus de glissements de prégnance esthétique observés entre une œuvre et son cadre… Encore que : dans notre culture occidentale contemporaine, le musée devient souvent un lieu de dévotion esthétique en soi, indépendamment de la qualité des œuvres qu’il contient. Et le fait de mettre une peinture dans un musée lui confère sans nul doute un prestige artistique : l’ordre du symbolique se substitue alors à l’ordre esthétique.
Dans l’art contemporain, on observe aussi une autre forme de glissement : l’œuvre elle-même a tendance à être reçue comme la manifestation d’une chose plus précieuse et secrète, réservée aux initiés, qui est la personnalité et la démarche artistique de son créateur. Duchamp, avec ses ready-made, est bien sûr le grand initiateur de cette formule. Et l’une des caractéristiques de ces œuvres reçues comme écrins d’une démarche mystérieuse, est qu’elles doivent abandonner tout signe esthétique ostentatoire qui pourrait faire penser qu’elles sont admirées pour elles-mêmes. D’où la pauvreté plastique généralisée des œuvres de l’A C, compensée souvent par la puissance des outils mis en œuvre pour leur production (qui, elle, est bien un témoignage de la force démiurgique de l’artiste). Alors le gigantisme des réalisations est souvent vécu comme une preuve de la puissance de la démarche créatrice. On se rappelle les immenses emballages de Cristo autour des monuments, et aujourd’hui les badauds de l’art contemporain viennent admirer sous les voûtes si belles du Grand Palais, où se tient la quatrième cession du salon Monumenta, les boules géantes de l’artiste indo-britannique Anish Kapoor.
 Léviathan, Anish Kapoor, Monumenta, Paris


On pourrait résumer ainsi la dialectique de l’écrin dans les œuvres de l’AC :
Le diamant précieux de l’art, caché dans la gangue de l’œuvre, est la démarche démiurgique de l’artiste. L’œuvre-écrin est donc avant tout un signe de puissance, dépourvue de charmes esthétiques superfétatoires, un peu à l’image de l’os du saint rapporté des croisades au Moyen Âge, qui n’avait d’intérêt que parce qu’il était censé avoir appartenu au saint.
Mais grâce au second écrin dans lequel l’œuvre de l’AC est généralement placée (musée ou monument prestigieux, comme le  Palazzo Grassi, le Grand Palais, la cour du Palais Royal, ou le château de Versailles), elle retombe dans le schéma traditionnel de l’objet prestigieux placé dans un écrin superbe, propre à créer les conditions psycho-sensibles optimales de son rayonnement.
Il y aurait donc deux façons de manifester la beauté, dont les pouvoirs sur l’imaginaire agiraient soit sous forme d’addition et de redondance, soit sous forme de contraste et de divergence :
  •   Dans le cas d’une œuvre d’art traditionnelle, c’est la convergence généralisée : la beauté physique de l’œuvre témoigne de sa beauté abstraite (c’est-à-dire de la beauté plus ou moins symbolique de ce qu’elle représente et de la beauté de la façon dont elle est représentée) ou de sa pureté naturelle (s’il s’agit d’une gemme taillée) ; et cette beauté est à son tour redoublée par la beauté du cadre qui l’entoure ou de l’écrin qui la reçoit.
  •   Dans le cas d’une œuvre de l’Art Contemporain, c’est au contraire le contraste et la divergence qui agissent pour renforcer la prégnance artistique : l’œuvre est comme une géode remplie de cristaux : elle doit se présenter comme un objet ordinaire, voire comme une scorie, qui contraste avec la valeur morale et/ou artistique et/ou originale de la démarche qu’elle renferme, et qui reste cachée aux yeux des publics non avertis. Mais pour manifester au grand jour et glorifier cette valeur qui doit rester cachée, rien de tel que l’ornement d’un écrin prestigieux dont la beauté architecturale et le renom culturel contrastent à nouveau avec l’insipidité ou l’abjection apparente de l’objet produit par l’artiste.

On retrouve là, transposé dans le domaine de l’art, ce vieux débat qui a marqué quelques moments houleux de l’histoire des religions monothéistes : faut-il représenter la divinité par une belle idole, apte à séduire davantage de fidèles, au risque de voir la prégnance religieuse glisser du dieu vers son image ? Ou faut-il au contraire s’interdire de représenter la créature suprême, la beauté ne devant être manifestée que par l’ardeur de la dévotion, qui doit généralement aussi s’accompagner du dénuement matériel (au moins dans l’apparence).

C’est peut-être parce que je suis de culture catholique et de philosophie athée, que je préfère les belles représentations aux gloses artistiques : les iconoclastes détruisaient les belles images de peur d’être tentés de lâcher la proie pour l’ombre ; ne croyant ni en dieu ni en les démiurges de l’Art Contemporain, je préfère me recueillir devant les belles peintures plutôt que de d’assister aux grandes messes de l’AC, comme Monumenta. Moi non plus, je ne lâche pas la proie pour l’ombre !

dimanche, mai 08, 2011

La sérendipité en peinture

David et Goliath d’après Caravage, Ernest Pignon Ernest, 
dessin réunissant les têtes tranchées de Caravage et Pasolini, collé vico seminario de nobili, Naples, 1988

Ceux qui courent obstinément après un mirage finissent toujours par découvrir une vérité cachée.

La sérendipité (du nom des « Pérégrinations des trois fils du roi de Serendip » – Ceylan – conte persan, où les princes découvrent des choses inattendues et inconnues d’eux à partir de l’observation d’indices mis par le hasard sur leur chemin) est un mot inventé par Horace Walpole pour désigner les découvertes faites par hasard, sans qu’on les ait subodorées, en recoupant certaines observations apparues souvent au cours d’une recherche différente qui reposait sur des présupposés parfois erronés.

Ainsi par exemple, l’histoire de cet alchimiste dresdois du XVIIe siècle qui découvrit le phosphore en cherchant à extraire l’or à partir de l’urine humaine. Et deux cent trente ans après, Becquerel qui découvre, en faisant des expériences sur la fluorescence, et grâce au contact fortuit entre une plaque photographique et le sel d’uranium sur lequel il travaillait, ce qu’il nommera « l’hyperphosphorescence », et que nous appelons depuis la radioactivité. La découverte de la phosphorescence simple, ou luminescence, avait aussi été faite par hasard au début du XVIe siècle par un cordonnier de Bologne qui, on ne sait pourquoi, avait chauffé de la Barytine, appelée depuis pierre de Bologne.

L’imaginaire, qui stimule notre curiosité et nous pousse vers des chimères, lorsqu’il est couplé avec une certaine sagacité, peut donc conduire à la découverte de choses totalement nouvelles et inédites.

Et ce phénomène est semble-t-il très courant en peinture, si l’on en croit ces propos de Dubuffet, Bacon, Picasso, et Warhol (rapportés sur les sites de Jean-Pierre Duvaleix et Noureddine El Hanni):

  • « L’artiste est attelé avec le hasard (...) Il tire à hue et à dia, cependant qu’il dirige comme il peut, mais avec souplesse, s’employant à tirer parti de tout le fortuit à mesure qu’il se présente. » Dubuffet.
  • « La peinture est pour moi comme un accident. Je la conçois, mais je n’arrive presque jamais à ce que j’avais prévu. Elle se transforme elle-même. En fait, je sais rarement ce que sera la toile et beaucoup de choses se produisent par accident, parce que cela devient un procédé de savoir quel élément de l’accident je vais choisir de préserver ». Francis Bacon.
  • « Combien de fois, au moment de mettre du bleu, j’ai constaté que j’en manquais. Alors, j’ai pris du rouge et je l’ai mis à la place du bleu. Vanité des choses de l’esprit. » Picasso.
  • « Mes peintures ne correspondent jamais à ce que j’avais prévu, mais je ne suis jamais surpris ». Andy Warhol.

Il ne s’agit bien sûr pas pour ces peintres de s’en remettre au hasard pour créer, mais de savoir observer les indices fortuits qui apparaissent au cours du travail, et de les intégrer pour infléchir le résultat recherché à l’origine, pour l’enrichir, voire le transformer totalement.

André Breton pensait que le hasard est « la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain». Ainsi la part de l’activité créatrice (ou scientifique) qui échappe forcément de temps à autre à la maîtrise du créateur serait en fait une suite d’occurrences où une rationalité extérieure à l’homme et supérieure à lui se manifesterait, et qu’il serait alors à même de saisir s’il possède la sagacité ou l’intuition nécessaire.

Gageons d’ailleurs que les grandes nouveautés de l’histoire de la peinture, comme par exemple le perfectionnement définitif de la peinture à l’huile dû selon la tradition à Jan Van Eyck, ou le sourire de la Joconde, ou les clair-obscur du Caravage et de Rembrandt, ou les peintures noires de Goya, ou le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ou les nymphéas de Monet, ou les places métaphysiques de Chirico, ou le Guernica de Picasso, ou la Peau des murs de Naples* d’Ernest Pignon Ernest, etc., etc., ont toutes quelque chose à voir avec la sérendipité, parce qu’à chaque fois, elles sont allées bien au-delà de ce que leur créateur pouvait espérer.


* Dans un entretien avec Catherine Pont-Humbert sur France-Culture, Ernest Pignon Ernest raconte comment c’est fait le choix de Naples pour son travail sur les murs, devenu si célèbre et emblématique de son œuvre : « ...mes images ont cette dimension… ces caractéristiques d’archétypes (…) et donc je cherchais un lieu où je pourrais traiter de ça (…) et donc je pensais aller en Grèce (…) et puis j’ai entendu une série d’émissions de Philippe Hersant (…) sur Naples (…) sur la musique napolitaine (…) et ça a été le clash (…) et donc dans la semaine j’ai choisi Naples à cause de la musique… »

dimanche, avril 17, 2011

Autopsie d'un désir atavique

Autopsie d’un désir atavique, huile sur toile, 100x65cm, Gilles Chambon, 2011


Ce tableau, qui rend hommage au surréalisme et fait un clin d’œil à L’énigme de Guillaume Tell de Dali, est chargé de symbolisme sexuel et d’anecdotes que je suis seul à connaître. Je ne les dévoilerai évidemment pas, laissant chacun libre de dénicher quelques fragments de ses propres obsessions libidineuses. Sachez simplement que le personnage de droite en noir et blanc, qui porte sur sa fesse anamorphique dix-sept petits moineaux, le dernier sur une patte, est mon propre père, à l’âge de dix-neuf ans.

mercredi, avril 13, 2011

Sortir de l'errance picturale

Hantise, Odilon Redon, lithographie, 1867

Peut-on encore aujourd’hui créer de la nouveauté en peinture ?

C’est-à-dire dans cette forme d’art qui, depuis vingt mille ans, s’évertue à fixer sur un support matériel pérenne et plus ou moins plan, des représentations synthétiques et symboliques d’une réalité vécue ou rêvée.
Les peintres y ont cru dur comme fer jusqu’aux premières années du XXe siècle : naturalisme, impressionnisme, symbolisme, fauvisme, expressionnisme, constructivisme, surréalisme, ont été autant de pistes modernes pour comprendre telle ou telle facette du monde réel ou imaginaire, et en restituer une image forte.
Puis quelques artistes ont commencé à douter : y avait-il encore un sens à vouloir traduire par une image peinte fixe cet univers contemporain si mobile, que notamment le cinéma et plus tard les images virtuelles pouvaient tellement mieux restituer ? Certains cherchèrent à traiter le mal par le mal : l’art brut, expression des inadaptés ou inexpérimentés, qu’ils soient des fous ou des enfants, semblait pouvoir montrer encore un territoire inexploré : non plus le monde, mais la fêlure du rapport au monde.
La peinture, ne pouvant plus se nourrir directement du réel contemporain, semblait donc vouée, après les ultimes espoirs du pop art, à la folie ou à la disparition.

À moins qu’elle ne se dévore elle-même… Et c’est ce qu’elle fit.
Elle se mit à s’observer comme artefact, elle s’amusa à démonter toute sa machinerie interne : déconstruction de la figure, déconstruction du sens, déconstruction de la beauté, de la matière, de la couleur, du support, et en fin de compte du métier lui-même… Depuis, elle n’en finit pas de se désintégrer, de sucer ses propres os, sans parvenir pourtant ni à disparaître, ni à renaître.

Elle reste comme ces âmes errantes et maléfiques des morts sans sépulture, que les anciens redoutaient tant. Et comme ces âmes, la peinture est maintenant devant l’alternative suivante :
  • Soit elle doit être définitivement enterrée, selon le rite universitaire en vigueur, qui la déclarera un art du passé : elle pourra alors continuer de vivre sereinement dans son tombeau, loin des médias, comme on imaginait que le faisaient les défunts, loin du soleil, en se nourrissant des mêmes aliments que dans leur vie terrestre, à travers les offrandes qu’on voulait bien leur apporter. Cette peinture underground, qui bien entendu n’évoluera plus et n’innovera plus, continuera néanmoins indéfiniment à être pratiquée par des artistes anachroniques bienheureux, morts à la créativité contemporaine.
  • Soit elle doit trouver rapidement des rédempteurs, qui, par la force de leur foi artistique, par le sacrifice de leur ego, lui permettront de ressusciter, et de commencer un nouveau cycle de vie figurative, glorieuse, et mouvementée, en phase avec le siècle qui commence. L’exposition Odilon Redon, prince du rêve, au Grand Palais, m’a rendu cet espoir : voilà un artiste qui a su en son temps ouvrir de nouvelles pistes.

samedi, mars 26, 2011

Rêverie sur la maison

Gaynor Chapman, Khirokitia, in "Aux portes de l'histoire", Hachette 1962
 J’ai compté une bonne soixantaine de mots en français pour nommer des types généraux ou spécifiques d’habitations humaines, alors que pour désigner celles d’autres espèces animales, il n’y a en général qu’un mot, comme le nid ou le terrier.
Cela démontre, s’il en était besoin, que l’habiter a revêtu depuis très longtemps une importance fondamentale dans les cultures humaines, et par conséquent aussi dans les imaginaires.

Gaston Bachelard a jadis montré dans un livre remarquable, La poétique de l’espace, comment l’homme occidental rêve sa maison, de la cave au grenier. Les peintures de Vermeer ou de Pieter de Hooch nous font encore sentir combien les intérieurs bourgeois hollandais du siècle d’or savaient capter la lumière du ciel. Comment les rais d’un soleil pâle éclaboussaient les tomettes fraîchement lavées d’une fine pluie d’or, et arrosaient de douceur infinie le bonheur familial, symbolisé par ces femmes en train de lire, coudre, s’occuper des enfants, ou vaquer aux tâches ménagères. Carl Larsson, au tournant des années folles, a peint lui aussi de façon remarquable le plaisir d’habiter dans les grandes maisons en bois du nord, simples et claires, où la blancheur des murs et la blondeur des parquets sont chaudement rehaussées par un mobilier aux nuances bleuâtres ou rougeoyantes, et une décoration à la fois pratique et raffinée, qui semblent cristalliser la joie de vivre au quotidien, avec les odeurs de fleurs coupées, les jeux des enfants et leurs brusques éclats de rire amortis par l’ambiance feutrée.

Pieter de Hooch, Intérieur avec une mère épouillant son enfant,  Rijksmuseum


Carl Larsson, La chambre de maman et des petites filles, aquarelle.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes ressourcent leur imaginaire casanier dans la primitivité des tipis ou des yourtes, subitement réhabilités par l’écologisme ambiant. Dans notre monde de plus en plus fini, à la fois saturé de richesses et incapable de bien les répartir, la peur du loup, de l’agresseur, se déplace vers l’horreur des catastrophes naturelles et autres dérèglements engendrés par les activités trop industrieuses et irresponsables de l’homme moderne. Les insouciants Nif-nif et Nouf-nouf prennent leur revanche sur le sérieux Naf-naf… La paille et le bois supplantent le béton et la brique dans l’imaginaire constructeur des années 2000.

Personnellement, j’habite depuis trente ans une vieille grange en moellons, belle et grande, avec en son centre un massif pilier de pierre supportant la charpente maîtresse, et de solides crèches en bois auxquelles la patine a donné un aspect soyeux.

ma grange
Elle est un peu fissurée, et très peu écologique, gourmande en chauffage hivernal parce que mal isolée. Pourtant, je ne l’échangerais pour rien au monde contre ces prétentieuses maisons en bois BBC, habillées de beaux bardages, et cousues de laine de chanvre, mais sans racines imaginaires. 

G. Chambon, Cheminée dans la grange, encre, 1979

Ma grange, outre son passé agricole qui ressurgit à chaque instant pour qui sait lire entre les pierres, rejoint dans ma rêverie l’image placée en tête de cet article : due à l’illustratrice anglaise Gaynor Chapman, elle est extraite d’un livre sur l’aube des civilisations, qui a marqué mon imagination enfantine ; elle représente une reconstitution idéale du village néolithique de Khirokitia à Chypres.
Du point de vue de l’imagination, cette case primitive est comme l’embryon dans lequel toutes les vraies maisons, de l’humble chaumière au fastueux château, sont déjà contenues, ou encore comme la perle précieuse cachée entre les chairs molles et excentriques des grandes coquilles architecturales sophistiquées qui forment le tissu historique de nos villes.