Le trône de Toutânkhamon, comme écrin à la royauté divine, musée archéologique du Caire
Lorsque l’on possède une chose précieuse et que l’on souhaite l’exposer, l’idée de décorum, de cadre, d’écrin, s’impose souvent à l’esprit comme un moyen de créer les conditions psycho-sensibles optimales pour faire rayonner l’objet de notre dévotion. C’est vrai dans les musées, dans les églises, mais aussi dans les théâtres (l’obscurité que percent les projecteurs est une forme d’écrin pour le spectacle), et dans les mille petites mises en scène que nous imaginons pour mettre en valeur tel ou tel des éléments luxueux ou affectifs qui composent le cadre de notre vie quotidienne. Plus fondamentalement encore, le vêtement que chacun arbore est une forme d’écrin, conçu pour mettre en valeur le corps, surtout en ce qui concerne la gent féminine. Et l’on touche là à un autre aspect de la dialectique de l’écrin, celui du montré/caché.
Châsse de Saint Étienne de Muret, conservée à Ambazac
Au Moyen Âge, les tabernacles, reliquaires, et châsses diverses étaient des coffrets précieux qui contenaient une chose encore plus précieuse que l’on ne montrait qu’occasionnellement et souvent uniquement à des personnes privilégiées. La beauté de l’écrin, contenant et masquant l’objet sacré, apporte une aura de mystère et de merveilleux qui contribue à attiser l’imagination, rendant ainsi plus fascinante encore la chose secrète qu’il recèle. On est dans le domaine du sacré et du symbolique lorsqu’il s’agit des restes d’un saint contenus dans un reliquaire, mais le même mécanisme agit évidemment dans la vie profane, aux antipodes de la religion : ainsi, si l’on revient au costume féminin, on peut dire que le sous-vêtement de dentelle qui voile ou laisse entrevoir les formes intimes du corps, objet de désir, est bien un écrin amplificateur d’imagination érotique. Et l’imagination humaine (masculine en tout cas) est ainsi faite qu’il peut se produire une sorte d’osmose entre le contenant et le contenu, un glissement de prégnance érotique, qui va mener jusqu’au fétichisme, bien connu des psychiatres, dans lequel la fascination de l’écrin vestimentaire se substitue à celle de l’anatomie féminine.
culotte "écrin sensuel" d'Aubade
Si l’on revient au domaine de l’art, les choses sont en réalité un peu plus complexes. En ce qui concerne la peinture par exemple, le montré/caché est assez rare ; il se limite à quelques triptyques dont les panneaux latéraux se referment sur l’oeuvre, où à quelques anecdotes comme celle de « L’origine du monde » de Courbet, que Lacan dissimulait dans son appartement derrière un tableau d’André Masson. Pas tellement non plus de glissements de prégnance esthétique observés entre une œuvre et son cadre… Encore que : dans notre culture occidentale contemporaine, le musée devient souvent un lieu de dévotion esthétique en soi, indépendamment de la qualité des œuvres qu’il contient. Et le fait de mettre une peinture dans un musée lui confère sans nul doute un prestige artistique : l’ordre du symbolique se substitue alors à l’ordre esthétique.
Dans l’art contemporain, on observe aussi une autre forme de glissement : l’œuvre elle-même a tendance à être reçue comme la manifestation d’une chose plus précieuse et secrète, réservée aux initiés, qui est la personnalité et la démarche artistique de son créateur. Duchamp, avec ses ready-made, est bien sûr le grand initiateur de cette formule. Et l’une des caractéristiques de ces œuvres reçues comme écrins d’une démarche mystérieuse, est qu’elles doivent abandonner tout signe esthétique ostentatoire qui pourrait faire penser qu’elles sont admirées pour elles-mêmes. D’où la pauvreté plastique généralisée des œuvres de l’A C, compensée souvent par la puissance des outils mis en œuvre pour leur production (qui, elle, est bien un témoignage de la force démiurgique de l’artiste). Alors le gigantisme des réalisations est souvent vécu comme une preuve de la puissance de la démarche créatrice. On se rappelle les immenses emballages de Cristo autour des monuments, et aujourd’hui les badauds de l’art contemporain viennent admirer sous les voûtes si belles du Grand Palais, où se tient la quatrième cession du salon Monumenta, les boules géantes de l’artiste indo-britannique Anish Kapoor.
Léviathan, Anish Kapoor, Monumenta, Paris
On pourrait résumer ainsi la dialectique de l’écrin dans les œuvres de l’AC :
Le diamant précieux de l’art, caché dans la gangue de l’œuvre, est la démarche démiurgique de l’artiste. L’œuvre-écrin est donc avant tout un signe de puissance, dépourvue de charmes esthétiques superfétatoires, un peu à l’image de l’os du saint rapporté des croisades au Moyen Âge, qui n’avait d’intérêt que parce qu’il était censé avoir appartenu au saint.
Mais grâce au second écrin dans lequel l’œuvre de l’AC est généralement placée (musée ou monument prestigieux, comme le Palazzo Grassi, le Grand Palais, la cour du Palais Royal, ou le château de Versailles), elle retombe dans le schéma traditionnel de l’objet prestigieux placé dans un écrin superbe, propre à créer les conditions psycho-sensibles optimales de son rayonnement.
Il y aurait donc deux façons de manifester la beauté, dont les pouvoirs sur l’imaginaire agiraient soit sous forme d’addition et de redondance, soit sous forme de contraste et de divergence :
- Dans le cas d’une œuvre d’art traditionnelle, c’est la convergence généralisée : la beauté physique de l’œuvre témoigne de sa beauté abstraite (c’est-à-dire de la beauté plus ou moins symbolique de ce qu’elle représente et de la beauté de la façon dont elle est représentée) ou de sa pureté naturelle (s’il s’agit d’une gemme taillée) ; et cette beauté est à son tour redoublée par la beauté du cadre qui l’entoure ou de l’écrin qui la reçoit.
- Dans le cas d’une œuvre de l’Art Contemporain, c’est au contraire le contraste et la divergence qui agissent pour renforcer la prégnance artistique : l’œuvre est comme une géode remplie de cristaux : elle doit se présenter comme un objet ordinaire, voire comme une scorie, qui contraste avec la valeur morale et/ou artistique et/ou originale de la démarche qu’elle renferme, et qui reste cachée aux yeux des publics non avertis. Mais pour manifester au grand jour et glorifier cette valeur qui doit rester cachée, rien de tel que l’ornement d’un écrin prestigieux dont la beauté architecturale et le renom culturel contrastent à nouveau avec l’insipidité ou l’abjection apparente de l’objet produit par l’artiste.
On retrouve là, transposé dans le domaine de l’art, ce vieux débat qui a marqué quelques moments houleux de l’histoire des religions monothéistes : faut-il représenter la divinité par une belle idole, apte à séduire davantage de fidèles, au risque de voir la prégnance religieuse glisser du dieu vers son image ? Ou faut-il au contraire s’interdire de représenter la créature suprême, la beauté ne devant être manifestée que par l’ardeur de la dévotion, qui doit généralement aussi s’accompagner du dénuement matériel (au moins dans l’apparence).
C’est peut-être parce que je suis de culture catholique et de philosophie athée, que je préfère les belles représentations aux gloses artistiques : les iconoclastes détruisaient les belles images de peur d’être tentés de lâcher la proie pour l’ombre ; ne croyant ni en dieu ni en les démiurges de l’Art Contemporain, je préfère me recueillir devant les belles peintures plutôt que de d’assister aux grandes messes de l’AC, comme Monumenta. Moi non plus, je ne lâche pas la proie pour l’ombre !