présentation des peintures synchronistiques

samedi, novembre 26, 2011

Erotique et esthétique

Gilles, Chambon, "Trois baigneuses", huile sur toile 2011

Les fresques des lupanars de Pompéi ou les estampes japonaises shunga nous rappellent que l’érotisme et l’art pictural ont souvent eu partie liée au cours de l’histoire. En occident, de la Renaissance au post-impressionnisme, représenter le corps dénudé des femmes est un exercice quasi incontournable pour les peintres.

C’est d’abord la mythologie qui sert de prétexte : Vénus, Diane, Psyché, les trois grâces… Mais on a aussi à la Renaissance des exemples d’une manière plus directe de vanter la beauté féminine, tels le portrait de Diane de Poitiers dans sa baignoire par Clouet, ou ceux, dus à des peintres de l’école de Fontainebleau, de Gabrielle d’Estrées et sa sœur la duchesse de Villars, ou des nombreuses femmes au bain ou à leur toilette découvrant les charmes de leur poitrine, et parfois davantage.
Les représentations mythologiques perdureront dans la peinture aux XIXe et XXe siècles, ainsi que les femmes à leur toilette, mais de nouvelles façons de glorifier le corps féminin apparaîtront aussi : simples anatomies d’étude, odalisques, danseuses de cabarets, baigneuses, prostituées.

Davantage que la diversité des thèmes à travers lesquels sont représentées des femmes plus ou moins dénudées, c’est la rupture du rapport entre érotique et esthétique qui est particulièrement intéressante dans la peinture moderne, et cela dès la fin du XIXe siècle. Auparavant, de la « naissance de Vénus »  de Botticelli (1495) aux « Grandes baigneuses » de Renoir (1887), beauté sensuelle et esthétique picturale restaient intimement mêlées : les peintres faisaient preuve de suffisamment de réalisme pour suggérer directement au spectateur la volupté des corps, et de suffisamment de recul pour que l’écriture plastique élève et distancie la représentation, et conduise l’esprit vers la sphère supérieure de l’émotion artistique.

Au cours des 150 dernières années, cet équilibre sensualité féminine / esthétique picturale a été triplement rompu :

-    Par Courbet d’abord qui, avec « L’origine du monde » (1866), ouvre le champ de l’hyperréalisme fétichiste qui s’épanouira un siècle plus tard, surtout en Amérique (John Kacere, Betty Tompkins, Omar Ortiz, Alyssa Monks, Monica Cook) et dans lequel toute la plastique de l’œuvre se met au service de la simple suggestion érotique.
Gustave Courbet, "L'origine du monde", musée d'Orsay


-    Par Cézanne ensuite, avec « Trois baigneuses » (1879-82), parce qu’il est le premier à évacuer totalement la charge sensuelle des corps féminins qu’il représente pour les inféoder à cette esthétique quasi musicale, où les formes figurées ne sont plus en réalité que des cordes vibrantes dans une orchestration de couleurs.
Paul Cézanne, "Trois baigneuses", Petit-Palais, Paris


-    Par Schiele enfin, avec « Jeune fille assise » (1910), dessin dans lequel il détourne l’équilibre sensualité du corps / esthétique picturale vers un nouvel équilibre laideur du corps / esthétique picturale ; après lui Lucien Freud, Francis Bacon, ou Jean Rustin, développeront cette mise en scène picturale des anatomies imparfaites, et travailleront l’expressionnisme des corps disloqués, déformés, vieillis, avilis et souillés ; ils mettront l’expression plastique (pâteuse ou grumeleuse, grise ou congestionnée) au diapason des chairs adipeuses ou fanées.
Egon Schiele, "Jeune fille assise", aquarelle et gouache, 1910



Fétichisation, défiguration, et déliquescence ne sont-elles pas d’ailleurs les trois muses de l’art contemporain ? Ce dernier ne cesse en effet de dénoncer / parodier les travers du monde actuel : société de consommation (fétichisation), accumulation des déchets et gaspillage (déliquescence), déshumanisation par la machine et règne de l’artificiel (défiguration).

Mais en marge de ces ruptures assumées avec la poétique picturale et, pourrait-on dire, ancestrale de la sensualité féminine, mais peut-être s’en nourrissant aussi, des artistes comme Bonnard, Suzanne Valadon, Grace Crowley, Tamara de Lempika, Modigliani, Aristide Maillol, André Lhote, Charles Kvapil, Mavro Mania, etc… continuèrent tout au long du XXe siècle à marier amoureusement les mille aspects de la beauté féminine avec les mille facettes de l’expression plastique. C’est encore le chemin qu’humblement j’essaie d’emprunter.

samedi, novembre 12, 2011

Les charmes de l'hiver

"Paysage idéalisé du château de Queyras en Dauphiné", anonyme, entre 1790 et 1794, dans la mouvance de Francesco Foschi et de Johann Christian Vollerdt,  collection privée

Les XVIIe et XVIIIe siècles ont vu s'épanouir et se propager dans l'Europe entière la sensibilité à la nature, à ses paysages, à ses saisons.
En peinture, les Flamands et les Hollandais sont passés maîtres dans l'art de restituer (et d'imaginer) toutes sortes de contrées, depuis le plat pays aux lumières changeantes, magnifié par Ruysdael et Hobbema, jusqu'aux antiques paysages d'Italie restitués par Paul Bril,  Hans Bol, van Nieulandt, et tous les peintres de l'Europe du nord qui faisaient le grand tour à Rome, en passant par les paysages de montagne, reconstitués d'après les Alpes ou totalement imaginés, par Roelandt Savery, Joos de Momper, Tobias van Haecht, Frederick van Valckenborch, Lambert Doomer, et bien d'autres encore.

"Paysage montagneux, avec une Fuite en Egypte", Tobias van Haecht, Louvre département des Arts graphiques


Au milieu du XVIIIe siècle, alors que le pré-romantisme des paysages de ruines triomphe avec Hubert Robert, et que les Canaletto et Guardi règnent sur la veduta vénitienne, un peintre italien d'Ancôme, Francesco Foschi, continue de faire écho aux grands maîtres paysagistes Flamands du siècle précédent, et se spécialise curieusement dans les paysages hivernaux, et particulièrement les paysages rocheux et montagneux (son contemporain Johann Christian Vollerdt, peintre allemand, produit aussi de petits paysages de montagne hivernaux ; et à Nüremberg, une famille de peintres, les von Bemmel, descendant de peintres d'Utrecht, réalisent aussi des vues de paysages enneigés)
"Paysage d'hiver avec voyageur devant un pont, et une ville perchée à l'arrière plan"  
Francesco Foschi, collection privée
Johann Christian Vollerdt, Paysage hivernal de montagne avec personnages sur une rivière gelée, huile sur toile 42.2 x 55 cm

"Paysage d'hiver avec des bâtiments fortifiés", Francesco Foschi, Glasgow Museum


La peinture de Foschi, un peu oubliée, a été mieux étudiée et documentée depuis le début des années 2000 par Marietta Vinci-Corsini; les tableaux qui nous sont parvenus ne manquent pas de charme et expriment une tendresse insolite pour cette froide saison, que cent ans plus tard Monet observera amoureusement sur le motif, avec une acuité inconnue avant l'impressionnisme.

"La pie", Claude Monet, Musée d'Orsay



Un autre Italien, chantre des saisons et de leur harmonie, connut la célébrité au XVIIIe siècle dans toute l'Europe; il s'agit d'Antonio Vivaldi; il composa "Les quatre saisons" (Opus 8, no 1-4, qui ouvrent le recueil Il cimento dell'armonia e dell'invenzione — « La confrontation entre l'harmonie et l'invention ») dans le premier quart du XVIIIe siècle.

Voici, extrait du texte dont il accompagna sa partition, les vers qui décrivent « L'inverno »
(Concerto n° 4 en fa mineur, op. 8, RV 297)
L'hiver

Allegro non molto

"Trembler violemment dans la neige étincelante,

"Au souffle rude d'un vent terrible,

"Courir, taper des pieds à tout moment

"Et, dans l'excessive froidure, claquer des dents;



Largo

"Passer auprès du feu des jours calmes et contents,

"Alors que la pluie, dehors, verse à torrents;



Allegro
"Marcher sur la glace, à pas lents,

"De peur de tomber, contourner,



"Marcher bravement, tomber à terre,
"Se relever sur la glace et courir vite

"Avant que la glace se rompe et se disloque.

"Sentir passer, à travers la porte ferrée,

"Sirocco et Borée, et tous les Vents en guerre.

"Ainsi est l'hiver, mais, tel qu'il est, il apporte ses joies.
 
(mise à jour nov 2021) : Mais revenons au tableau en tête d'article. Voici un montage qui le compare aux gravures du XIXe siècle représentant le fort Queyras, le village de Château Queyras (avec sa croix), et la gorge du Guil :
 
Le paysage réel est un peu différent de celui des gravures, qui accentuent les contrastes de formes; et la peinture s'en éloigne encore davantage ; mais plusieurs éléments (corps de bâtiments, pont en bois, profil des montagnes et des roches, présence d'une grande croix à proximité) sont reconnaissables et ne laissent aucun doute sur le lieu qui a inspiré ce paysage idéalisé. De plus le tableau est datable par deux éléments : la représentation en haut du château d'un donjon crénelé, qui a été supprimé vers 1793 et ne figure donc plus sur les gravures du XIXe siècle; et la présence d'un drapeau tricolore, apparu seulement à la Révolution, sous différentes formes; la bannière à bandes horizontales qui figure dans le tableau est celle qui avait été retenue pour la fête de l'Être Suprême en juin 1794, au Champ de Mars.