Communication faite le 13 novembre 2004, par Gilles Chambon
dans le cadre du CONGRÈS INTERNATIONAL “ FRACTALES EN PROGRÈS
DES MATHÉMATIQUES À LA PHYSIQUE, LA FINANCE,
LA GÉOPHYSIQUE, L’IMAGE, LA BIOLOGIE”
organisé en l’Honneur de Benoît MANDELBROT à la Faculté de Médecine NECKER
RÉSUMÉ
L’histoire de la peinture témoigne de l’intérêt porté par les peintres, notamment depuis la Renaissance, à l’esthétique du paysage urbain. Si la représentation des villes idéales (en plan où en vues réalistes dans lesquelles le pavage du sol montre la construction géométrique de la perspective) se réfère à l’esthétique albertienne de l’ordre et de la proportion, les représentations de villes lointaines et les peintures vedutistes révèlent au contraire une esthétique de l’irrégularité, de la superposition des échelles, de la turbulence des lignes, de la fragmentation des figures, de la variation aléatoire, en un mot une esthétique qu’on peut qualifier de fractale, et qui colle parfaitement à la nature des processus de stratification de la forme urbaine.
Pour obtenir et condenser cette qualité esthétique fractale du paysage urbain dans leurs compositions imaginaires, les peintres, suivant les époques, ont eu recours à des procédés basés sur la concaténation d’opérations de fractionnement, de redoublement, ou de déformation. On peut voir aussi chez certains un jeu de glissements d’une forme à une autre ou d’une échelle à une autre, tant les morphologies de type fractal favorisent les évocations, et permettent toutes sortes de transpositions, poussant toujours la rêverie picturale vers des paysages urbains féeriques ou vertigineux.
ABSTRACT
History of paintings shows that, since the Renaissance, painters were attracted to the aesthetic of townscape. If representation of ideal towns (through maps or realistic views in which the paving underlines the geometrical composition of perspective) refers to the albertian aesthetic of order and proportion, representations of distant towns and vedutist paintings reveal on the contrary an aesthetic based on irregularity, superposition of scales, turbulence of lines, fragmentation of figures, uncertain variations ; in a word an aesthetic that one could call fractal and which suits perfectly the nature of stratification process of urban design.
To obtain and condense this aesthetic fractal quality of townscape in their imaginary compositions, painters, according to periods, turned to processes based on concatenation of fractional means, increase or deformation. In some of them, one can also see a kind of shift from one shape to another or from one scale to another as morphologies of a fractal type favour evocations and allow all sorts of transpositions always leading pictural day-dreams towards magical or vertiginous urban landscapes.
REMERCIEMENTS
Je remercie Françoise Choay, qui a soutenu l’étude dont cette communication est issue , Roland Lew, Kathy Rioufol, et Anne van der Elst, qui m’ont aidé à corriger le manuscrit, et le Bureau de La Recherche Architecturale du Ministère de la Culture qui a habilité ce projet de recherche et apporté un concours financier.
PREAMBULE
Le domaine esthétique ne se prête pas à la formalisation scientifique rigoureuse ; il est de nature trop complexe, et son appréhension intellectuelle gagne à rester transdisciplinaire, et ouverte à une certaine ambivalence. La pensée esthétique contemporaine ne peut cependant faire l’économie des concepts et représentations issus des sciences dures ; elle doit être en permanence confrontée aux connaissances qui constituent l'épistémé contemporaine. C'est pourquoi je n’ai pas hésité à recourir à quelques uns de ces concepts scientifiques récents, notamment ceux introduits par B. MANDELBROT, pour mieux parler de certains aspects récurrents de l'esthétique du paysage urbain.
1. APPROCHE MORPHOLOGIQUE "CLASSIQUE" ET APPROCHE MORPHOLOGIQUE FRACTALE
L’étude du paysage urbain dans la peinture nous montre qu'il a constitué un véritable pôle d'expérimentation esthétique pour les peintres, porteur d'un fort contenu imaginaire et riche en découvertes plastiques. C’est dans les pays du nord - Pays-Bas, Allemagne, et Angleterre - où la Renaissance n'avait pas représenté une véritable rupture dans les traditions artistiques, et où la curiosité naturaliste l'emportait sur la recherche d'un ordre idéal, que les peintres et leur public ont manifesté le plus tôt une indéniable attirance pour la fantaisie et l'irrégularité de la nature.
L’esthétique paysagère de la nature irrégulière sera théorisée à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, patrie du jardin pittoresque, par UVEDALE PRICE. La reconnaissance esthétique de l'irrégularité de la ville est moins fréquente; au XVIIIe siècle pourtant, l’abbé LAUGIER, théoricien français de l'architecture, compare la conception du plan d'une ville, à celle des forêts et des parcs, et valorise l’irrégularité :
" Ce n'est donc pas une petite affaire que de dessiner le plan d'une ville, […] qu'il y ait de l'ordre, & pourtant une sorte de confusion, que tout y soit en alignement, mais sans monotonie, & que d'une multitude de parties régulieres, il en résulte en total une certaine idée d'irrégularité & de chaos qui sied si bien aux grandes villes."
Avant cette forme de reconnaissance théorique, les qualités d'ordre désordonné inhérentes à l'esthétique du paysage urbain avaient déjà, depuis longtemps, été explorées empiriquement par les peintres. Je parlerai de "qualités fractales", parce que le terme fractal "colle" bien aux principaux caractères morphologiques du phénomène paysage urbain. Voici une définition que B. MANDELBROT a donné d'un objet fractal :
"dont la forme est soit extrêmement irrégulière, soit extrêmement interrompue ou fragmentée, et le reste quelle que soit l'échelle d'examen. Qui contient des éléments distinctifs dont les échelles sont très variées et couvrent une très large gamme".
Les qualités fractales peuvent utilement s'opposer aux traditionnelles qualités de composition géométrique, appliquées à la lecture des formes artistiques, et notamment aux plans de villes.
Rechercher la structure géométrique (au sens traditionnel) d’une forme urbaine revient à plaquer sur un phénomène ouvert, fragmenté, et pluraliste, un modèle tributaire d'une représentation globale et fermée du phénomène. Le caractère "fractal" du paysage en général, et du paysage urbain en particulier, me conduit donc à opposer à l'analyse morphologique classique, de type structural, une analyse "fractale".
L'analyse structurale organise la représentation d'une morphologie suivant un schéma basé sur la représentation que nous avons de nous-mêmes , ou plus généralement de tous les organismes fermés et hiérarchisés. Le regretté R. THOM, autre mathématicien français de grand renom, a remarqué dans ce sens que "toute entité externe conçue comme individuée, a tendance, par empathie, à être conçue sur le mode d'un être vivant" , une boule, en langage topologique ; or le paysage, toujours en langage topologique, n'est pas une "boule" mais un "ouvert"; il présente une morphologie de type fractal, plus proche de la représentation que l'on peut avoir d'une dynamique proliférante propre au règne végétal, que de celle de la dynamique structurante des organismes animaux. Citons encore R. THOM :
"Le Végétal doit en quelque sorte s'identifier au milieu nourricier, donc à l'étendue spatiale. D'où une structure ramifiante qui, si la générativité de la morphogénèse biologique pouvait se déployer indéfiniment, aboutirait à un "fractal" de dimension de Hausdorff intermédiaire entre 2 et 3. La self-similarité qui caractérise les fractals "réguliers" joue donc un rôle essentiel dans la morphologie végétale" .
L’adjectif fractal indiquera donc pour moi une attention spéciale portée aux aspects de générativité morphologique de type fractal dans la stratification des villes :
- fragmentation multiple, (la ville se renouvelle par fragments) ; superposition d'échelles (caractère scalant), (de la travée de fenêtre au réseau de rues) ; processus de densification, (redivisions successives des parcelles ; analogie des motifs à différents niveaux (self-similarité), (ainsi la forme en toit et la forme en arc, ou encore la composition symétrique à encadrement) ; "rugosité" ou "grain" des niveaux morphologiques, définissant les amplitudes de variations à chaque échelle, (calepinage des pierres, tuiles, ou encore largeur des parcelles cadastrales) ; processus de "randonisation" (façon dont le hasard intervient), (modifications imprévisibles au gré des opportunités de construction).
2. LA PERSPECTIVE COMME AGENT FRACTAL
La perspectiva artificialis ou perspective linéaire, mise au point par BRUNELLESCHI et théorisée ensuite par ALBERTI et PIERRO DELLA FRANCESCA comme "base stricte de la grande peinture", permettait aux artistes de la Renaissance de donner une loi mathématique à la représentation du monde réel. Sa valeur de paradigme du savoir, son pouvoir de symboliser le lien intelligible entre l'homme et le cosmos a maintes fois été souligné. Son rôle dans la clarté géométrique des objets représentés en peinture est flagrant au XVe siècle dans tous ces tableaux où le dallage du sol matérialise les linéaments de la construction perspective. Mais l’application des lois de la perspective implique aussi, chez les artistes, une fidélité nouvelle aux choses observées, et un respect de leurs déformations optiques réelles, due à l'angle sous lequel on les voit, ou à leur distance par rapport à l'observateur. Et paradoxalement, la vision en perspective peut alors devenir la cause d'une perte de la clarté géométrique des objets.
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