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dimanche, janvier 03, 2021

La peinture de cardinaux, une peinture de mœurs (anti)cléricale sous la troisième république

 

Victor Marais-Milton, Le dernier atout, huile sur toile 51 x 61,5 cm (vente Anvers 2020)

La peinture de mœurs est née au XVIIe s. Rappelons-en rapidement le développement.

 

À la Renaissance l’offre picturale jusque-là limitée à la peinture religieuse, mythologique, d'évènements historiques, ou au portrait, va peu à peu se diversifier : une demande nouvelle se manifeste dans les couches supérieures de la bourgeoisie, notamment en Flandre et aux Pays-Bas, mais aussi dans la classe aristocratique, prompte à décorer ses nouveaux palais et à collectionner les peintures.

 

Chez les nobles apparaissent les scènes de chasses, de combats, de banquets et de fêtes (leurs occupations favorites), dans lesquelles le plaisir esthétique de mettre en images son mode de vie, finit quelquefois par se passer de tout prétexte historique ou mythologique : le peintre montre juste une scène qui rappelle les joies de l’activité représentée. De fait le décor (paysage, architecture) devient aussi un thème autonome.

 

Dans la bourgeoisie, la commande, restée au XVIe siècle principalement axée sur les petits tableaux de dévotion, voit naître une peinture de scènes de cuisine et de scènes de marchés, généralement allégorique. Au siècle XVIIe s., la classe urbaine aisée finit par se mettre elle-même en scène sur les tableaux qu’elle commande. Un nouveau rôle échoit donc aux peintres : décrire et faire l’éloge d’une activité, d’un lieu, d’un décor. Avec une volonté de montrer les nuances esthétiques du réel (visages, lumières, attitudes, costumes, etc).

 

Représenter les nuances du réel conduit les peintres, en particulier ceux du Nord, à s’intéresser aux scènes et aux choses les plus ordinaires : des vaches dans un pré, une bergère gardant ses montons, un bateau sur un canal, les étals d’un marché. Intérêt aussi pour les scènes vulgaires ou violentes : les rixes, les fêtes de villages, les scènes de tavernes et de débauche, en les traitant soit sur le registre de la dérision, soit avec l’ambivalence de la présentation d’un plaisir des sens, associé à sa condamnation morale.

 

La peinture de mœurs est née, décrivant la vie quotidienne avec ses permanences réconfortantes, ses écarts et ses petits travers, ses plaisirs et ses peines, ses joies simples, souvent traitées d’ailleurs comme une observation instantanée prise sur le vif.

Cette représentation synthétise les éléments positifs exprimant la quotidienneté ou le statut social - tels en tout cas que les commanditaires les rêvent ou les espèrent. Mais elle en montre aussi les travers, qui sont caricaturés et moqués, avec un goût pour le cocasse.

 

Jan STEEN (1626-1679), Comme les Vieux chantent, les enfants piaillent, vers 1662, Huile sur toile, Musée Fabre, Montpellier

 

Ce que l’on a regroupé par la suite sous l’étiquette de peinture de genre, correspondait à ce foisonnement de thèmes nouveaux au XVIIe siècle : peinture de société, scènes de bordel, d’auberges, de caserne, de bals, de banquets, de tabagies, de conversations, de déjeuners familiaux ; joyeuses compagnies, élégantes compagnies, rendez-vous galants, joueurs de cartes, groupes de musiciens. Scènes pastorales, fêtes villageoises, beuveries. Jeunes femmes de bonne société jouant d’un instrument, écrivant, lisant, recevant une lettre, une visite ; brodant, s’occupant d’enfants, de livrant aux tâches domestiques… Tout un petit théâtre de figures familières sur lesquels chacun portait un regard parfois tendre, parfois fier, souvent moqueur, tantôt moral et tantôt licencieux. Plaisir des cinq sens, aiguillon de la chair et de la fortune, art du paraître, tempéré par la morale religieuse, et par le « memento mori » toujours sous-jacent.

Ce type de peintures, d’un formant généralement assez modeste, s’est surtout développé en Hollande, pays protestant dont les prédicateurs dédaignent l’imagerie religieuse des catholiques, et du même coup orientent le marché de la peinture davantage sur la commande profane.

 

Depuis le XVIIe siècle, la peinture de mœurs s’est perpétuée et modifiée en fonction de l’évolution des modèles sociétaux et du regard critique porté sur tel ou tel aspect de la réalité sociale. Si l’académisme et le romantisme de la première moitié du XIXe siècle, centrés sur des thèmes allégoriques, glorifiant des idéaux (ce que l’on nommait « le grand style »), ont un peu relégué la peinture de mœurs, elle réapparait en pleine lumière dans la seconde moitié du siècle, avec deux courants opposés :

 

-       L’un progressiste et novateur caractérisé par l’intérêt des impressionnistes porté sur le monde ouvrier, le monde paysan, les scènes populaires, liées aux lieux de plaisir, et parallèlement, le réalisme militant porté par Gustave Courbet, qui fait passer dans la peinture l’anticléricalisme jusque-là circonscrit à la caricature journalistique. Son tableau « retour de conférence » est une charge violente contre la dépravation du clergé (à tel point qu’il sera acheté par un catholique pour pouvoir le détruire).

 

Pierre-Auguste Renoir, Le déjeuner des canotiers, 1880-1881, huile sur toile 130 x 175,6 cm, The Phillips Collection, Washington, E-U

 

 

Gustave Courbet, Le retour de conférence, aquarelle de juin 1862, réalisée avant le tableau détruit du même titre, dont Courbet déclara dans une lettre à Isabey: « Ce tableau fait rire tout le pays et moi-même en particulier. C’est le tableau plus grotesque qu’on aura jamais vu en peinture. Je n’ose pas vous le dépeindre, seulement c’est un tableau de curés »

 

-       L’autre, davantage académique, recomposant en atelier, avec une extrême minutie dans l’exécution, des scènes pittoresques fantasmées, médiévalistes, orientalistes, ou « dix-huitiémistes ». Dans ces dernières, le sujet principal est généralement la vie quotidienne du clergé, thème clivant mais omniprésent entre 1870 et 1925, en particulier en France où le clergé est critiqué (nombreuses publications anticléricales comme les Corbeaux, la Calotte, la Baïonnette, le Grelot, le Charivari, l'Assiette au beurre, la Caricature). 

 

Une couverture du journal satirique "Les Corbeaux"

 

    À partir du second empire, la question religieuse oppose les positivistes, héritiers des Lumières, aux artisans de la reconquête religieuse. Et on constate d’ailleurs l’omniprésence du thème de la religion dans la littérature romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle. La loi de 1905 mettra un terme aux prérogatives de l’église, mais les débats, notamment autour de l’inventaire des biens religieux, continueront de diviser la société.

Durant cette période, donc, se développe un courant de peinture qui se centre sur le clergé, avec toutes les caractéristiques de la peinture de mœurs du XVIIe siècle, à savoir le réalisme du rendu, la richesse des matières et des décors, l’ambivalence d’un regard à la fois tendre et moqueur, et les piques d’une réprobation morale s’en prenant au plaisir des sens, masquée par la jovialité et le caractère anodin des scènes représentées. L'impact de ces peintures a été immédiat. Les peintres suggérant que les hommes de Dieu s’adonnaient, avec les mêmes envies et les mêmes faiblesses que tout un chacun, aux activités vénielles indépendantes de la religion. J'ai dénombré en Europe (France, Italie, Allemagne, Espagne) une trentaine de peintres dont certains tableaux relèvent de ce courant. En France, ce sont particulièrement les dignitaires du haut clergé qui sont dépeints comme étant plus soucieux de leurs plaisirs et de leur confort de vie luxueux que de leur mission évangélique. 

Bernard Louis Borione (1865-1919), Une chanson à l'heure du thé, huile sur toile 61 x 50 cm

Il semble que les nombreux amateurs de ce genre pictural (appelé les « peintures de cardinaux ») soient en particulier la bourgeoisie protestante de l’Europe du nord et du Nouveau Monde (il y avait une tradition d’anti-catholicisme parmi les classes supérieures protestantes), mais aussi peut-être les nombreux bourgeois issus du catholicisme, devenus libres-penseurs et épicuriens, comme Alphonse Daudet. Il n’est pas non plus exclu que quelques bons catholiques, et même certains membres du haut clergé, aient également collectionné ces œuvres, qui mettaient en scène à la fois leur prestance et leurs petits travers. Il faudrait pour le savoir faire une étude approfondie des ventes et des commandes qui eurent lieu pendant cette période (voir Eric Zafran, « Cavaliers and Cardinals : Nineteenth Century French Anecdotal Painting », 1992 ; et M.S. Rau « When Comedy Went to Church: 19th-Century Cardinal Paintings », Fine Art Connoisseur, March/April, 2011).

Les figures de proue de cette école de peinture sont le Français Jehan-Georges Vibert (1840-1902) et le Belge Georges Croegaert (1848-1923). Tous deux travaillaient à Paris, l’un formé à l’École des Beaux-Arts et l’autre à Anvers. Ils ont d’abord acquis leur renommée comme peintres de scènes de genre conventionnelles, montrant des saynètes pittoresques liées à certaines périodes historiques (de la Renaissance au XVIIIe s.), ou à des spécificités locales (par exemple celles de l’Espagne). En se tournant vers les représentations du clergé, leur message était simple : si les clercs suscitaient traditionnellement respect et prestige, ils étaient néanmoins victimes des mêmes faiblesses que tout le monde. Le but de ces peintures n’était  pas tellement d'offenser le clergé et ses partisans, comme le faisaient alors les nombreuses caricatures publiées dans les journaux, mais d'offrir un regard léger et moqueur — boulevardier, pourrait-on dire — sur les épreuves quotidiennes et les faiblesses auxquelles les gens d’église n’échappaient pas.

Les peintures de Jehan-Georges Vibert sont particulièrement éclairantes : cet artiste était en effet aussi écrivain, acteur, et homme de théâtre, et il publia à la fin de sa vie une « Comédie de la peinture » (1902), dans laquelle il réintègre la plupart de ses tableaux dans des historiettes ad hoc, qui les font apparaître comme de petits contes moraux. En voici deux exemples :

 

Jean-Georges Vibert, L’abolition de l’esclavage, huile sur toile 63,5 x 48,3 cm

« L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

Son Éminence Monseigneur X*** est un homme du Nord, et don Kacatoès est né sous les chaudes latitudes du Sud.

Pourtant, ce dernier est un des plus ardents partisans de l'abolition de l'esclavage ; tandis que Monseigneur est d'un avis tout différent.

Il ne pense pas que l'on doive accorder la liberté (au moins à tout le monde) mais, comme il est au fond très bon, il cherche à adoucir les rigueurs de l'esclavage à ceux qui sont sous sa domination. Il n'est pas de soins et de prévenances dont il ne comble son kacatoès favori.

Kacatoès accepte caresses et friandises ; mais, au fond de sa cervelle empanachée, une haine terrible est enracinée, et il pense comme le bon La Fontaine : « Notre ennemi, c'est notre maître. » Aussi, étant parvenu à briser la chaîne qui l'attachait au perchoir, il s'est précipité, ivre de liberté, à travers les salons et les serres, renversant dans son vol furibond tout ce qui se trouvait sur son passage. Les vases de prix tombaient éventrés, comme des soldats sous la mitraille, et les fleurs s'allongeaient sur les dalles, comme les épis sous la faux du moissonneur. Don Kacatoès, au milieu du champ de bataille, l'œil en feu et les plumes hérissées, trônait, huppe levée, sur un monceau de débris, quand apparut soudain, comme un grand spectre rouge... Monseigneur !

Lui aussi avait les cheveux hérissés et les yeux hagards ; mais ce n'était pas de la colère. Il avait une canne ; il aurait pu frapper, et la canne lui tombait de la main.

Le pauvre homme était atterré :

« Malheureux ! qu'as-tu fait ? dit-il tristement. C'était bien la peine de te choyer comme je l'ai fait !  Je t'avais donné un perchoir neuf, en bois de fer immangeable, avec des gobelets d'argent massif et un plateau de marbre. Je t'avais placé dans la serre, à une douce température, au milieu des fleurs ; tu avais de l'eau fraîche, des graines cuites au lait d'amandes, des noix, des grenades savoureuses, des oranges odorantes !...

« Et c'est comme cela que tu me récompenses de mes bontés?... Va ! tu n'es qu'un ingrat !...

« Quand je pense que je m'apitoyais quelquefois de te voir attaché et que j'avais eu l'idée de te laisser en liberté !... Ah ! tu en fais un joli usage, de la liberté, misérable bandit !...

« Tu y gagneras une chaîne plus forte, et, relégué à l'office avec la valetaille, que tu méprises et qui te déteste, tu ne verras finir ton esclavage que lorsque ta bonne conduite aura racheté ta faute ; car ma foi chrétienne m'ordonne de laisser aux plus grands coupables l'espoir du pardon. »

Pendant ce discours, don Kacatoès braillait à outrance. Sa langue noire claquait comme des castagnettes dans son bec d'ardoise, et il disait :

« Que sont toutes les faveurs sans la liberté ? Je veux boire l'eau fraîche dans les sources des bois, et les oranges sont amères dans vos gobelets d'argent. Vos fleurs s'étiolent, enfermées dans ces tombeaux de porcelaine, et j'en connais de plus belles au pays où mes frères se perchent sur la cime des grands arbres. Si encore vous m'aviez laissé libre auprès de vous, j'y serais resté peut-être, et, reconnaissant de vos bienfaits, je vous aurais aimé. Essayez, il en est temps encore ; ne me rattachez pas à ce perchoir, ne rivez pas à ma patte cette chaîne qui me met la haine au cœur.

« Monseigneur, par pitié, ne me faites pas esclave ! »

Don Kacatoès est-il sincère en parlant ainsi ? Peut-être.

Mais, hélas ! Monseigneur ne comprend pas le langage perroquet, et Kacatoès n'entend pas un mot de la langue humaine.

Il en est souvent ainsi, malheureusement pour le bien de ce pauvre monde : le maître et l'esclave ne parlent jamais la même langue ! »

(texte de présentation du tableau, in « La comédie de la peinture », Jehan-Georges Vibert, tome 1, Paris 1902, pp. 171-172)

 

Jehan-Georges Vibert La Vue (Une martyre inconnue) Gouache sur papier, 35 x 27,7 cm Dahesh Museum of Art, New York

«UNE MARTYRE INCONNUE

« Pour me conformer au goût des amateurs, en général, je n'aurais pas dû faire cette aquarelle, parce que le sujet ne permettait pas de présenter le personnage autrement que de dos. En effet, il est impossible de montrer à la fois, de face, un tableau et le spectateur qui le regarde. Puisqu'ils sont vis-à-vis l'un de l'autre, quand l'un est vu par devant, l'autre l'est forcément par derrière. Or, le tableau ne pouvant être vu à l'envers, ni même de profil, c'est le spectateur qui doit être sacrifié.

Il est vrai qu'en combinant un jeu de miroirs, et en plaçant le tableau sur un chevalet, dans une certaine incidence, on pourrait résoudre le problème ; mais pas dans le cas actuel, où la peinture que l'on admire est fixée sur un mur. Alors, dira-t-on, pourquoi un artiste traite- t- il un sujet dans ces conditions si défavorables, que, l'unique visage humain s'y trouvant dissimulé nécessairement, il se prive ainsi du principal moyen qu'il aurait d'intéresser son public ?

Je répondrai à ceci que la caractéristique d'un individu n'est pas seulement dans sa tête, attendu que l'expression de ses sentiments ne se traduit pas que sur les traits de son visage. Ses mains, ses pieds, ses membres ont des gestes, son corps des attitudes qui trahissent souvent ses plus secrètes pensées. Ses cheveux, sa barbe, ses vêtements, même les objets familiers qu'il porte, lunettes, canne, parapluie, ombrelle, ont une physionomie révélatrice pour l'œil exercé d'un observateur. Donc, les conditions exceptionnelles du sujet en question m'offraient une occasion, montrant un homme sans figure, de faire néanmoins comprendre ce qu'il pensait, et je n'ai pas résisté au désir de l'essayer.

Voici, sur la muraille d'un salon, une peinture signée Boucher, représentant une baigneuse surprise par un berger qui cherche à lui attacher les bras avec une corde, fantaisie galante comme on en trouve dans tous les musées. Mais ce salon n'est pas un musée, on le voit tout de suite. Un bouquet artistement disposé dans un vase, un chapeau de jardin, quelques fleurs fraîchement cueillies, un voile de gaze, négligemment jetés sur un canapé, nous indiquent qu'on est à la campagne, qu'il y a au moins une femme dans la maison et qu'elle y est familière. Le mobilier de style Empire, la cheminée de style Louis XVI, le tableau plus ancien encore nous prouvent que plusieurs générations ont vécu là, respectueuses des choses que leurs ancêtres y ont laissées. Il est donc présumable que nous sommes dans un de ces vieux châteaux, demeures familiales, à l'hospitalité d'autant plus facile que les hôtes en sont riches, car on n'a pas des œuvres d'art de cette valeur dans de modestes intérieurs. On ne voit pas non plus d'œuvres d'art d'une telle galanterie chez des prélats ; celui qui se promène dans ce salon n'y est donc pas chez lui. Il n'y est pas en touriste ni même en visite, puisqu'il n'a pas de chapeau ; c'est donc un invité, et un invité qui vient pour la première fois, car il n'avait jamais encore vu le tableau de Boucher.  S'il l'avait vu, il en aurait compris le sujet et ne l'aurait plus regardé ; s'il n'en avait pas compris le sujet, il aurait demandé qu'on le lui expliquât. On lui aurait tout au moins répondu que c'était une bergerie, et il ne s'intéresserait pas à ces fadeurs, à moins cependant qu'il ne fût grand amateur d'art. Mais il ne l'est pas.

Qu'en savez-vous? dira-t-on. Et c'est ici que l'observateur fait son petit travail. Un amateur ne regarde pas un tableau comme le fait tout le monde. L'amateur, devant l'œuvre art, s'installe ; il se campe sur une ou sur les deux jambes, et, s'il bouge, c'est pour s'avancer, afin de voir les détails, ou se reculer, pour mieux saisir l'ensemble d'un seul coup d'œil. Or, considérez ici le mouvement de notre spectateur. Le pied un peu de profil, l'inclinaison du corps, la position des bras indiquent qu'il marchait, non pas au-devant du tableau, comme s'il eût été attiré par le charme artistique ; il marchait à côté, il passait ! Mais voilà que, tout à coup, ses yeux myopes ou distraits, qui de loin n'avaient rien distingué, aperçoivent une femme que l'on semble violenter ? que l'on garrotte ? que l'on martyrise ? Il s'arrête, intéressé ; il croyait cependant connaître l'histoire de toutes les victimes chrétiennes célèbres, et il reste intrigué devant une martyre inconnue.

Vous objecterez qu'il semble impossible qu'à son âge, même un cardinal n'ait jamais vu dans les musées des sujets analogues. Et qui vous dit qu'il ait jamais regardé des tableaux ailleurs que dans les couvents et les cathédrales ? Je connais des gens, qui ne sont pas d'Église, et qui cependant n'ont jamais mis les pieds dans une galerie de peinture. Maintenant, étudiez ce crâne. Toutes les bosses que Lavater consacre aux passions, aux arts, à la fantaisie, y sont remplacées par des creux. Les cheveux, si peu qu'il en reste, ont encore l'aspect rébarbatif et broussailleux de ces chevelures qu'une main de savant fouillasse et tourmente pendant les pénibles gestations du cerveau. Les mains rudes, aux doigts spatulés, aux articulations noueuses, disent à qui sait voir : « Cet homme est actif, studieux, pratique ; il a toutes les qualités qu'il faut pour faire un missionnaire, un érudit, un mathématicien, un soldat, un financier ; mais tout ce qui est art lui est totalement étranger. »

Voilà tout ce que j'ai la folle pensée d'avoir mis dans le dos de mon bonhomme. Si vous le regardez longtemps, vous finirez peut-être, avec beaucoup de bonne volonté, par l'y voir vous-même. »

(texte de présentation du tableau, in « La comédie de la peinture », Jehan-Georges Vibert, tome 2, Paris 1902, pp. 191-173)

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Les sujets abordés par les peintres de cardinaux sont récurrents, et concernent en général les excès ou les manquements des « éminences » dans leur vie quotidienne, leur propension au luxe et à l’oisiveté. Mais le message moral, ironique, procède le plus souvent par allusions et peut se prêter à des interprétations diverses, voire contradictoires. Mais on retrouve toujours dans ses peinture un soucis absolu de soigner la mise en scène, la physionomie et les expressions des personnages, la beauté des décors et des costumes (en particulier les robes des cardinaux – Vibert avait d’ailleurs inventé un rouge spécial à appliquer en glacis pour les rendre plus lumineuses).

En voici quelques exemples, pris chez les principaux représentant de ce courant pictural : Jehan-Gorges Vibert, Georges Croegaert, Victor Marais-Milton, Henri Adolphe Laissement, Andrea Landini, François BruneryLéo Herrmann :

1/ la gourmandise (repas, collations, cardinaux en cuisine, etc)

Jehan-Georges_Vibert, La sauce merveilleuse, ca.1890, huile sur panneau 63,98 x 81,12 cm, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York

 
Andrea Landini, Le melon, ou la tentation, peinture à l'huile

 

Jehan-Georges Vibert, Les deux robes rouges, huile sur panneau 54,9 x 37,1 cm

Andrea Landini, Appartements de Louis XIV à Versailles, l'anniversaire du chef, huile sur toile



2/ l’oisiveté (sieste, jeu avec les animaux - chiens, chats, perroquets, jeux de cartes ou d'échecs)

Léo Herrmann, La sieste du cardinal, huile sur toile

 

Henri Adolphe Laissement, La partie d'échecs, peinture à l'huile

 
Victor Marais-Milton, Les petits compagnons, Huile sur toile 71 x 38 cm


Georges Croegaert, Le cardinal et ses chats, huile sur panneau 35,3 x 26,8 cm


3/ le dilettantisme (cardinaux peignant, jouant de la musique, dressant des animaux, jardinant, se piquant de sciences)

Victor Marais-Milton, Le Cardinal peint, huile sur toile

 
Georges Croegaert, L'artiste au travail, huile sur panneau 35 x 27 cm

François Brunery, Les critiques d'art, huile sur panneau 49.5 x 61 cm

Victor Marais-Milton, L'éducation, Huile sur toile 71 x 38 cm

 
Georges Croegaert, Le réglage du violon, huile sur panneau 27 x 21,9 cm

Jehan Georges Vibert, Autour du monde, huile sur panneau, 76,5 x 52 cm,  Haggin Museum, Stockton, Californie

4/ les préoccupations terrestres (relation avec les servantes et la domesticité, lecture et écriture de lettres, conciliabules entre gens d’église)

 

Victor Marais-Milton, Le café refusé, huile sur toile 61 x 49,8 cm

Jehan-Georges Vibert, La réprimande

Jehan-Georges Vibert, Eureka, huile sur panneau, 46.3 x 37.4 cm


Jehan-Georges Vibert, La conversation amicale des cardinaux, circa 1880,  New Orleans Museum of Art

5/ le confort et la vie luxueuse (réceptions, promenades au jardin, repos près du feu)

Francois Brunery, Vénérable cuvée de lacryma christi, Collection privée

 

Jehan Georges Vibert, Le paon fait la roue,

 
Jehan Georges Vibert, Le plat de gâteaux,

Victor Marais-Milton, Le cardinal au régime

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