|
Paul Cézanne, Nature morte avec une cruche à eau, huile sur toile, 1893 |
|
Deux tableaux de pommes de Cézanne vendus respectivement 60 million de dollars en 1999 et 41 millions de dollars en 2013 |
Parmi les tableaux vendus les plus chers au monde, on trouve les natures mortes de pommes de Cézanne. Il en a peint beaucoup ; presque une centaine. Et elles sont toutes fascinantes. C’est comme ses paysages de l’Estaque ou de la montagne Ste Victoire : il rejoue sans cesse à peu près la même partition, montrant à chaque fois une facette nouvelle, avec un sens de l’harmonie jamais pris en défaut.
Ses scénographies de pommes, de la plus simple à la plus complexe, sont là non pour raconter une « histoire de pommes », mais pour révéler la puissance esthétique contenue dans la structure même de l’espace pictural. Il est peut-être le premier à avoir clairement compris que le tableau n’est ni une imitation ni une copie de la nature, mais une transposition de celle-ci dans un espace spécifique.
|
Cézanne, plusieurs scénographies de pommes assez simples |
|
Cézanne, exemples de natures mortes avec pommes aux scénographies recherchées |
Car l’espace du tableau n’est en définitive réductible ni à l’espace perspectif d’Alberti, construit selon la géométrie de l’oeil, et qui a marqué toute la peinture classique ; ni à celui de Léonard de Vinci, qui ajoute à l’espace albertien l’analyse des effets atmosphériques, de l’ombre et de la lumière (sfumato), et des toutes les géométries fluides liées au mouvement ; ni à celui du chimiste Chevreul, basé sur l’analyse de la perception des couleurs, qui a conditionné l’impressionnisme, et permis aussi l’invention de l’impression en quadrichromie.
La force de Cézanne est d’avoir compris qu’on pouvait rester fidèle à l’observation du réel sans pour autant se contraindre à la transcription dans un espace analogique ; n’écrit-il pas à Emile Bernard : «
On n'est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; mais on est plus ou moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d'expression ». Son instinct hors pair le guide donc dans l’exploration de la mystérieuse structure de l’espace pictural, qu’il étalonne notamment avec des pommes.
On peut se demander pourquoi des pommes. C’est qu’il ne veut pas être piégé par l’effet figuratif annexe de sujets trop porteurs d’anecdotes ou de valeurs liées à des significations parasitant l’esthétique brute du tableau. Comme d’autres installeraient un nu féminin sur un drap de lit, dans une pose alanguie, lui installe des pommes sur une nappe blanche posée négligemment sur la table. Mais les plis sont savamment calculés pour diffracter lignes et couleurs selon l’orchestration plastique recherchée. Il avait d’ailleurs fait scandale en représentant une moderne Olympia sur son drap, un peu de la même manière qu’il représente ses pommes dans ses natures mortes.
|
Paul Cézanne, Moderne Olympia, 1ere version 1869-70, collection privée |
Dans les lettres à Emile Bernard, il écrit encore : «
Tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre, il faut apprendre à peindre sur ces figures simples, on pourra ensuite faire tout ce qu'on voudra. »
Ainsi Cézanne, tout en préservant la nature profonde des personnages ou des objets qu’il représente, libère leurs formes naturelles de tout carcan érotico-gustatif, pour les transcrire en notes ou phrases harmoniques dans la symphonie picturale qu’il cherche à composer. C’est sans doute pour cela que Dali le détestait et confiait, dans une interview à Denise Glaser : «
Le peintre le plus mauvais de la France s'appelle Paul Cézanne, c'est le plus maladroit, le plus catastrophique, celui qui a plongé l'art moderne dans la m... qui est en train de nous engloutir...». On comprend mieux cette remarque en se rappelant que tout l’art de Dali est justement basé sur la fascination pour l’érotico-gustatif et son rôle clef dans l’inconscient… et pourtant le maître de Cadaquès n'en avait pas moins peint à l'âge de 18 ans, quelques poires assez cézanniennes :
Mais revenons à nos pommes. Cézanne est loin d’être le premier à les avoir prises pour sujet. On trouve déjà à Pompéi, une superbe corbeille de pommes raisins, et noix, peinte sur l’un des murs de la
villa Julia Felix.
|
Ambrosius Bosschaert, Nature morte |
|
Balthasar van der Ast, Nature morte |
|
Cornelis Jacobsz. Delff, Nature morte |
|
Judith Leyster, Nature morte |
L’Italie et l’Espagne n’ont pas été en reste, et on y trouve aussi au XVIIe siècle de très habiles experts de la pomme et de la poire dans tous leurs états. Citons Juan Zurbar
án 1620-1649 (fils du grand
Francisco de Zurbarán) en Espagne, et à Milan, une femme peintre beaucoup moins connue,
Fede Gallizia (1578-1630) :
|
Peinture de Juan de Zurbarán |
|
Peinture de Fede Gallizia |
Le siècle suivant conservera l’amour des pommes, poires, et autres fruits aux formes rebondies ; les maîtres incontestés en seront alors
Jean Siméon Chardin (1699-1779) en France, et
Luis Eugenio Meléndez (1716-1780) en Espagne :
|
Nature morte de Jean Siméon Chardin |
|
Nature morte de Luis Meléndez, Museum of Fine Arts, Boston |
Au XIXe siècle, avant Cézanne, c’est surtout Courbet qui a regardé les pommes avec un réalisme neuf, n’ayant pas peur de les représenter sans mise en scène sophistiquée.
Mais à la fin du siècle c’est un véritable déferlement de natures mortes avec pommes ou poires : van Gogh, Renoir, Pissaro, Monet, Fantin-Latour, pour ne citer que les plus célèbres (et en France, car il existe alors aussi beaucoup de peintres de fruits d’automne en Angleterre et dans le nouveau monde).
Il n’empêche, Cézanne reste le maître incontesté, et après lui plus personne ne peindra les pommes sans se rappeler des magistrales leçons que constituent ses peintures. Voici quelques exemples de belles natures mortes aux pommes qui se souviennent du maître d’Aix-en-Provence :
|
Wladyslaw Slewinski (1856-1918) - Nature morte aux pommes et au chandelier huile sur toile – vers 1897 |
|
Paul Sérusier (1863-1927), l'assiette de pommes, vers 1891 |
|
Maurice de Vlaminck, nature morte aux livres et au compotier, 1906 |
|
Lajos Tihanyi (Hongrie 1885-1938), nature morte 1911 |
|
Diego de Rivera 51886-1957, nature morte, 1918 |
|
|
Georges Braque (1882-1963), assiette de pomme et verre, 1925 |
|
Oscar Glacé (1923- ), nature morte, 1942, collection privée |
|
André Derain (1880-1954), nature morte aux pommes, Musée d'Art Moderne, Troyes |
|
Samuel Peploe (1871-1935), nature morte avec jarre et pommes, vers 1912-16, Art gallery of NSW, Australie |
La pomme aura donc révolutionné quatre fois l’imaginaire du monde occidental :
Une première fois en étant à l’origine du bannissement d’Adam et Eve du paradis terrestre ; une seconde fois en déclenchant la guerre de Troie (après que Pâris eût offert à Aphrodite la pomme convoitée aussi par Héra et Athéna) ; une troisième fois lorsque Newton eut l’intuition des lois de la gravitation en rapprochant le mouvement de la lune et celui d’une pomme qui tombe de l’arbre. Et enfin une quatrième fois avec Cézanne, dont les pommes révolutionnèrent la peinture moderne. Il avait d’ailleurs prédit cette révolution en une formule devenue célèbre – et en faisant au passage un petit clin d’œil à la pomme de discorde de Pâris - : « Avec une pomme, je veux étonner Paris » avait-il dit ! (rapporté par Gustave Geoffroy, in Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris 1922).
Merci pour la limpidité de cet article éclairant, que j'ai dégusté avec délice à petites lampées, et pour la découverte de Judith Leyster.
RépondreSupprimerMerci Tilia de votre gentil commentaire ; grâce à Internet on peut redécouvrir aujourd'hui des centaines de peintres un peu oubliés, mais dont le travail nous montre un grand nombre de facettes de l'art de peindre, négligées (et parfois un peu méprisées) par l'histoire "officielle" de la peinture.
RépondreSupprimerThis is awesome
RépondreSupprimer