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lundi, novembre 07, 2022

Embarquement pour l’île de l’Amour.

Gilles Chambon, "Arrivée à Cythère, avant la fête" huile sur toile  65 x 92 cm, 2022

La topographie imaginaire, symbolisant la succession des péripéties liées aux aventures sentimentales, est née en 1650 avec Tristan Lhermite et sa « Carte du royaume d'Amour »:

 

« le Royaume d’amour en l’Isle de Cythère », carte décrite par le Sieur Tristan lhermitte, 1650

Il sera suivi en 1654 par « Clélie, histoire romaine » de Madeleine de Scudéry. On y trouve la célèbre « Carte du Tendre »:

 


Quelques années après, sur le même thème, paraît en 1663 « Le Voyage de l’Isle d’Amour, ou la clef des cœurs » de Paul Tallemant, qui sera réédité en 1712:

 

Illustration en frontispice de l'édition de 1712 du "Voyage de l'Isle d'Amour..." de Paul Tallemant

En cette année 1712, Antoine Watteau, agréé par l’Académie Royale de Peinture, démarre son « Pèlerinage à l’île de Cythère », qu’il terminera cinq ans plus tard, et qui lui permettra de devenir membre à part entière de l’Académie le 28 août 1717, sous le genre « Fêtes galantes » créé pour lui à cette occasion.

 

Antoine Watteau, Pèlerinage à l'île de Cythère, huile sur toile 129 x 194, 1712-1717, musée du Louvre

En 1709, Watteau avait déjà fait un petit tableau sur ce thème (musée Städel, Francfort-sur-le Main). 

 

Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère, 1709, huile sur toile 44,3 x 54,4 cm, musée Städel, Francfort

On a dit que Watteau avait eu l’idée de traiter ce sujet par analogie avec une comédie très à la mode dans la première décennie du XVIIIe siècle, Les Trois Cousines, de Dancourt, écrite en 1702, qui se termine par la chanson suivante : « Venez à l’île de Cythère / En pèlerinage avec nous / Jeune fille n’en revient guère / Ou sans amant ou sans époux ». 

Cythère, île grecque près de laquelle Aphrodite était née de l’écume des vagues, était devenue l’emblème de l’île d’Amour des géographies sentimentales.

Mais en reliant la géographie sentimentale littéraire à un contexte mythologique (Cythère, avec sur la toile la statue de Vénus et de petits cupidons ailés), Watteau voulait certainement aussi donner des lettres de noblesse aux sujets galants qu’il aimait traiter, en les incorporant au genre de la peinture d’histoire (qui comprenait les sujets mythologiques), genre le plus élevé dans la hiérarchie des thématiques picturales. Visiblement il n’y réussit pas puisqu’on créa le genre « fêtes galantes », et que le titre de son tableau fut biffé par l’Académie pour être renommé « Une feste galante ».

D’ailleurs le thème de l’embarquement où du pèlerinage à Cythère, s’il a été repris dans une autre composition par Watteau (Schloss Charlottenburg, Berlin), et si ces tableaux sont devenus universellement célèbres et loués, est cependant un thème qui n’a pas attiré beaucoup de peintres. 

 

Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère, ca 1719, huile sur toile 120 x190 cm, Schloss Charlottenburg, Berlin

 

Avant Watteau, il n’y a guère qu’un tableau d’Eustache Le Sueur, illustrant « le Songe de Poliphile » de Francesco Colonna, qui montre Poliphile amoureux transit de Polia, entourée de nymphes sur l’île de Cythère. 

 

Eustache Le Sueur, Poliphile et Polia parmi les nymphes sur l'île de Cythère, huile sur toile 94 x 98 cm
Le roman de Francesco Colonna peut se lire comme parcours d’une initiation du héros à des “mystères d’Amour” (libre reconstitution du cérémonial éleusinien), initiation qui s’achève par le dévoilement de Vénus (conçue comme idée platonicienne) dans les jardins de Cythère.

Au XVIIIe siècle, le thème de l’embarquement pour Cythère peut être rapproché de ce que l’on appelait « la barque de plaisir » (un tableau de Pater porte ce titre):

 

Jean-Baptiste Pater (1695-1736), La barque de Plaisir, huile sur toile 74,6 x 93,7 cm

Cette dénomination fait référence à une pratique courante : à Paris, les promeneurs s’embarquaient en foule sur des bachots publics pour aller jusqu’au parc de Saint-Cloud, lieu de rendez-vous réputé. C'est ce voyage de Paris à Saint-Cloud, que Watteau allégorise comme un voyage à Cythère. Il est prétexte à mettre ses sens en fête. La barque classique reste le véhicule des débordements sensuels par l’embarquement... De même le président de Brosses, lors de son séjour à Venise dans les années 1739-1740, rapproche la gondole de la barque de plaisir en déclarant qu’il n’y a pas de meilleur « carrosse » et qu’il ne faut pas « songer à deviner qui peut être dans une gondole fermée. On est là comme dans sa chambre, à lire, écrire, converser, caresser sa maîtresse, manger, boire, etc. »

Parmi les artistes du XVIIIe s. qui ont traité le thème des amoureux à Cythère, citons Pierre-Antoine Quillard (il avait travaillé dans l’entourage de Watteau), Petrus Johannes van Reysschoot, peintre gantois,  une gravure de Jérôme-François Chantereau et une de Bernard Picart, une tapisserie de Beauvais sur un dessin de Jacques Duplessis, très mythologique (Beauvais ca. 1725, laine et soie, 420 x 483 cm), et enfin quelques anonymes livrant des compositions peu originales.

 

Pierre-Antoine Quillard (c. 1700-1733), L'arrivée à Cythère, huile sur toile 57 x 69 cm, Budapest Museum of Fine Arts

Petrus Johannes van Reysschoot (1702-1772), L'embarquement pour l'île de Cythère, huile sur toile, c. 1720, huile sur toile 138 x 153 cm, Lawrence Steigrad Fine Arts, New York City

À gauche, Jérôme-François Chantereau, l'île de Cythère, gravure 17.4 × 24.4 cm - à droite, Claude Duflos, L’Isle de Cithère, gravure
d'après un dessin de Bernard Picart, c.1708, BNF

Tapisserie de Beauvais, L'arrivée des amoureux sur l'île de Cythère, sur un dessin de Jacques Duplessis ca. 1725, laine et soie, 420 x 483 cm

Ecole française du XVIIIe siècle, L'embarquement pour Cythère, huile sur toile

Entourage de Jean-Baptiste Leprince (1734-1781), Couple galant prêt à s'embarquer pouir Cythère, huile sur toile 47 x 58,4 cm

Au XIXe siècle, le sujet de la barque vers Cythère est repris très ponctuellement par quelques romantiques, parmi les peintres de second plan ; je citerai « L’île de Cythère », d’Ernest-Augustin Gendron (musée d'art et d'histoire de Saint-Brieuc, 1848), et « Eros transportant les amoureux vers Cythère », du peintre allemand Wilhelm Kray.

 

Ernest Augustin Gendron, L’Île de Cythère, 1848, huile sur toile 87 x 145 cm, musée d'Art et d'Histoire de Saint-Brieuc

Wilhelm Kray,  Eros transportant les amoureux vers  Cythère, huile sur toile  45 x 109,3cm

Le thème sera repris autour de 1900, avec un style « art nouveau » :

Ainsi Maurice Chabas, « Le retour à Cythère », c. 1896, Paul Gervais, avec « Amour source heureuse de vie – Cythère », grande toile décorant l’ancienne salle de mariage du Capitole de Toulouse, et une petite toile d’Emile-Louis Foubert, « Le concert à Cythère ».

 

Maurice Chabas (1862-1947), Le retour à Cythère, vers 1896, Huile sur toile 65,50 x 120,50 cm

Paul Gervais, Amour source heureuse de vie – Cythère, toile décorant l’ancienne salle de mariage du Capitole de Toulouse

Emile Louis Foubert (1848-1911),  Le concert à Cythère, 1899, huile sur toile 38 x 46 cm

Au XXe siècle, très peu d’occurrences de ce sujet : citons toutefois « Un embarquement pour Cythère » 1981, du peintre de figuration narrative Charles Lapicque, et le « Retour de Cythère » (1985-86), du néoromantique anglais George Warner Allen. 

 

Charles Lapicque (1898-1988), Embarquement pour Cythère, 1981, huile sur toile 79 x 106 cm


George Warner Allen (1916–1988), Le retour de Cythère, 1985-86, huile sur toile 116,5 x 127 cm, collection Tate, U K

Gageons que le XXIe siècle ne verra pas non plus beaucoup de toiles sur ce thème. J’y aurai pourtant apporté ma contribution synchronistique, avec le tableau en tête d’article, intitulé « Arrivée à Cythère, avant la fête ». J'y ai réinterprété des jeunes femmes issues d'un pastel de Fantin-Latour, inscrites dans une scène semi-abstraite imaginée à partir d'un tableau basculé de Gianni Dova (1925-1991), intitulé "Personnage vert" (1961).

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