En vieillissant, la fragilité du corps devient plus sensible. Et donc aussi la fragilité du bonheur de vivre. Mais en quoi consiste au juste le bonheur de vivre ?
Pour tenter d'apporter une réponse, plutôt que de me référer aux philosophes, qui depuis Aristote se sont interrogés sur cette notion très évanescente - que pourtant aujourd’hui certains sociologues tentent de mesurer, j’interrogerai ma propre expérience du bonheur.
Mais auparavant, voici un petit panorama des expériences humaines courantes auxquelles on rattache habituellement le bonheur.
La première de ces expériences est celle de l’amitié, ce bien-être partagé à quelques-uns, résultant soit de la relation solide et rare nouée au fil du temps à travers les épreuves, soit, de façon plus légère, du lien de camaraderie insouciant et joyeux, qu’on aime par exemple à partager autour d'un bon repas.
Mais il y a aussi des expériences du bonheur plus solitaires, comme celles de l'explorateur, ou du simple lecteur, qui réalisent leur bonheur en allant perpétuellement à la rencontre de mondes inconnus, de découvertes qui les éloignent de l’endroit où le destin les a fait naître.
D’autres expériences du bonheur son carrément plus glauques, mais aussi beaucoup plus répandues : ainsi pour le plus grand nombre, le bonheur réside avant tout dans la réussite sociale, qui assure confort matériel, plaisir de la possession, et position dominante : toujours plus d’argent, toujours plus de luxe, pour en imposer à ses semblables, et pour jouir de lire l’admiration et l’envie dans le regard des autres...
Il y a certes des bonheurs moins coupables, loin des désirs troubles où se complaisent les ambitieux, et loin des châteaux en Espagne. Ainsi le bonheur que procurent les joies simples d’une vie familiale rondement menée… Ou celui, inspiré par Diogène le Cynique, qui consiste à se foutre du bien et du mal, et, sans se soucier du lendemain, à s’abandonner à la fainéantise, de préférence dans un hamac, avec comme seuls objectifs de ressentir la tiédeur de l’air, d’écouter la rumeur du monde, et de s’enivrer de bouffées de conscience plus légères que le souffle du vent.
Mais tout cela ne me touche pas vraiment. Car mon expérience personnelle du bonheur s’est forgée en marge de ces stéréotypes.
Le bonheur pour moi est toujours venu d’une force puissante qui me pousse à m’intéresser à ce que les autres ne voient pas ou négligent, à débusquer partout la profondeur cachée des choses, au-delà de leur apparente réalité : dans les paysages observés, dans les êtres rencontrés, dans les objets aimés, et dans quelques histoires que la vie m’a réservé, d’apparence pourtant banale.
Rien ne serait pire en effet qu’un quotidien réduit à sa fonctionnalité utile, à son évidence matérielle, à son prosaïsme cruel, à sa vérité insipide et plate, à sa mécanique répétitive, à sa machinerie socio-économique résumée en de pauvres diagrammes par de pauvres savants…
La poésie, la création artistique, voilà mon vrai bonheur. C’est ce besoin, désinvolte et pourtant si essentiel, de voir toujours au-delà des mécanismes de causalité, et de manifester aux yeux des autres les facéties du réel, tout ce sens non aristotélicien, caché dans les plis de l’univers, et qui grouille sous la surface uniforme des jours, comme grouillent sous le clapot gris des vagues les poissons et crustacés aux formes les plus improbables, jusque dans les abysses.
Le bonheur de vivre, c’est pour moi le bonheur d’espérer que tout n’est pas vain, que l’univers n’est pas une simple mécanique, que les milliards d’étoiles qui scintillent dans la nuit et font de nous d’imperceptibles microbes, contiennent des réponses fulgurantes et inimaginables aux naïves questions qui tournent en rond dans nos petites têtes d’hominiens depuis quelques centaines de milliers d’années (une fraction de seconde à l’échelle du temps universel).
Malgré toute notre science, le réel nous dépasse, il nous submerge.
Alors nous nous raccrochons, tant bien que mal, aux fragiles esquifs de la raison et du matérialisme, qui nous permettent de surnager, et de ne pas sombrer dans la folie. Mais la vie ne vaut d’être vécue que parce qu’elle est autre chose que ce qu’elle paraît être, parce qu’elle est traversée de forces imaginaires qui l’imprègnent et en font une symphonie, parce que l’improbable, qui par définition échappe au monde des probabilités, finit pourtant toujours par arriver, et par renverser les hypothèses myopes des statisticiens tatillons.
C’est pourquoi il ne faut pas chercher à définir, et encore moins à mesurer le bonheur de vivre. Il faut simplement le laisser s’exprimer comme un nectar, par des mots et par des sourires, par des rêves posés sur les choses, par des truculences, par des transcendances, et par les douces caresses délivrées patiemment à la beauté du monde.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire