Table des articles passés (depuis 2012)

dimanche, juillet 07, 2013

Frontière et limite de l’abstraction

Arshile Gorky , La feuille d'un artichaut est un hibou, huile sur toile, 1944

L’abstraction n’est pas apparue naturellement dans l’histoire de la peinture. L’image créée par un peintre ou un dessinateur a toujours un prétexte, donc un sujet. Lorsque, comme dans beaucoup de pays musulmans, la représentation des êtres vivants est théoriquement interdite, on met en image l’écriture, et on travaille sa géométrie de signe : opération de calligraphie artistique qui ne peut être assimilé à une image abstraite. Pas plus que les décors géométriques qui ornent les tapis et pièces de tissu traditionnels dans quasiment toutes les traditions prémodernes ; les tentures dites « tapisseries » peuvent devenir des images, ou en contenir, mais à l’origine, elles sont des objets décorés, et non des images.
La véritable apparition de l’image abstraite, au début du XXe siècle, est due à un phénomène tout autre : elle tient à ce repli de la peinture sur elle-même, provoqué par la concurrence grandissante de la photographie puis du cinéma, pour simuler le réel en deux dimensions. Lorsque le thème de l’image peinte, pour se démarquer, devient la peinture en soi, et que l’on ne veut plus, comme cela se faisait depuis la Renaissance, la montrer de façon allégorique, on cherche à la manifester, et non plus à la représenter ; elle est alors donnée à voir comme objet sans sujet, ou comme objet auquel on peut associer n’importe quel sujet, puisqu’elle n’est plus représentation.

Mais intéressons-nous à la manière dont les artistes ont créé des images abstraites :

Le premier est Kandinsky. Mais il donne l’impression de tricher un peu: il installe des signes qui se détachent sur un fond, comme s’il s’était inspiré d’un espace réel invisible à l’œil nu pour créer ses premières images abstraites (en l’occurrence les configurations révélées par le microscope, ont pu l’influencer). On peut lui associer dans cette démarche des artistes ayant participé au surréalisme, comme Frantisek Kupka et Joan Miro. Plus que de l’abstraction véritable, il s’agit là d’une figuration de l’invisible,  qui donne l’illusion d’une structure formelle abstraite.
Kandinsky, aquarelle, 1913, Centre Pompidou
 Frantisek Kupka, Colour Planes Winter Recollection, 1913-23
Joan Miró, Femmes encerclées par le vol d'un oiseau, 1941

-    Une autre tendance, plus géométrique, est incarnée d’abord par le suprématisme de Malevich et le néoplasticisme de Mondrian, puis par le travail d’un grand nombre de peintres, de Robert et Sonia Delaunay, en passant par Auguste Herbin, et jusqu’à Vasarelly. On les regroupe généralement sous la rubrique « abstraction géométrique ». Ces peintres se sont appliqués à réaliser des compositions formelles utilisant comme matière première picturale le cercle chromatique, et les principales entités de la géométrie euclidienne à deux dimensions (points, lignes droites ou courbes, polygones).  Leur démarche peut être interprétée comme dérivant du cubisme, qui avait déjà initié dans l’art figuratif un mouvement de « défiguration géométrique ».

Piet Mondrian, Composition
Victor Vasarely, Berc, huile

-    Enfin une troisième tendance réunit l’expressionnisme abstrait, né aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale, avec comme figures de proue De Kooning et Pollock, et l’abstraction lyrique européenne, avec Hans Hartung et Georges Mathieu parmi beaucoup d’autres. Cette tendance a mis l’accent sur la gestuelle du peintre et sur l’aléatoire. L’image créée est à la fois trace d’une tension psychique traduite par une gestuelle souvent violente, et modulation aléatoire due aux procédés d’amplification, de fixation, et de superposition des gestes (le dripping en est le meilleur exemple).

Jackson Pollock, Number-8, 1949, Neuberger Museum N-Y
Georges Mathieu, Le seuil monotone, 1986

On pourrait aussi postuler que cette démarche trouve une généalogie dans l’esquisse rapide qu’ont pratiquée tous les peintres figuratifs, et qui est devenue à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, notamment avec les séries de nymphéas de Monet, une catégorie d’œuvres très valorisée. Les dessins de Victor Hugo, composés à partir de taches d’encre, sont aussi une préfiguration du rôle de la gestuelle et de l’aléatoire dans la composition d’une image. On peut aussi évoquer les paysages créés à la Renaissance en polissant une pierre aux veinures complexes, la paésine (appelée pierre-paysage). Zao Wou-Ki, maître du paysagisme abstrait, semble en dériver directement.

Pierre-paysage

Victor Hugo, Château sur la colline, v. 1854-1859,
musée Victor Hugo
Zao Wou-Ki, 27-6-79 (1979) Huile sur toile

Il y aurait donc une forme de continuité entre la pratique figurative et la pratique abstraite. Cela est sans doute vrai si l’on se borne à examiner les techniques de dessin et de composition. Mais il est nécessaire d’aller un peu plus loin.

Figurer (avec toutes formes de stylisation ou transposition), défigurer (exprimer volontairement une déformation ou anamorphose), et composer abstraitement  (produire des signes graphiques dépourvus de signification directe) sont des actes totalement différents, sans continuité entre eux. Cézanne et Klimt sont des figuratifs, Picasso et Matisse des « défiguratifs », Pollock et Mondrian (dans leur œuvres de maturité)  des abstraits.

                                            La Ste Victoire depuis Les Lauves, aquarelle de Cézanne   - La petite fille au bateau, 1938, Picasso   - Pattern1, Pollock, 1945, Hirshhorn Museum, Washington                                                                                                                           
Mais le regard du spectateur cherche toujours à reconstruire des liens de continuité entre les peintures qu’il regarde. Toute image, pour lui, a besoin de signifier, et quand, en refusant la représentation, l’artiste a chassé par la porte sa signification première, elle ne tarde pas à revenir par la fenêtre. Ainsi l’image abstraite peut, à la manière des formes fractales des rochers ou des nuages, se mettre à évoquer des scènes réelles (et donc devenir une représentation évanescente et fluente, comme un fantôme de la figuration – c’est ce qui se passe avec Zao Wou-Ki). Elle peut aussi, lorsqu’elle s’obstine à rester muette, devenir, un emblème, un blason, un pentacle renvoyant à la renommée d’un artiste, à l’aventure d’un mouvement culturel, au témoignage d’une habileté ou d’une créativité hors pair. Elle devient donc une œuvre hermétique, comparable aux symboles codés de nos anciens alchimistes. Sa signification directe (composition décorative, forme chaotique) cache une signification plus ou moins complexe, réservée au cercle des initiés de critique d’art.

Ce goût de l’élite pour l’hermétisme se retrouve maintenant, au-delà de la peinture abstraite, dans le courant dominant de l’art plastique dit contemporain (installations, performances etc.). Pour ces œuvres l’abstraction n’est plus nécessaire : parce que la figure n’y est plus une représentation mais une simple présentation, comme dans les ready-made duchampiens. Et ce n’est pas elle qui fait le sens artistique. Celui-ci ne vient plus de l’intérieur de l’œuvre, de sa substance esthétique, mais de ce que sa mise en exposition suggère par rapport au grand récit idéologique et débilitant que les critiques de l’art contemporain ont construit depuis plus de cinquante ans.

Marcel Broodthaers,  Trois tas de charbon, 1967

1 commentaire:

  1. "grand récit idéologique et débilitant que les critiques de l’art contemporain on construit depuis plus de cinquante ans."

    Il fallait que ce soit dit !
    Merci de me conforter dans mon appréciation.

    RépondreSupprimer