Claude Monet, « Antibes », 1888, Courtauld Institute Galleries, Londres |
L’arbre, depuis l’origine, a été
un élément essentiel de la peinture de paysage. On peut même dire qu’il en est
le protagoniste principal. Et hors la symphonie des forêts, l’arbre solitaire a
souvent été pour les peintres un sujet à part entière. La dynamique tendue ou
tortueuse du tronc, le jaillissement léger ou enveloppant des branchages, le
feuillage dense et compact, porteur d’ombres profondes, ou fin comme une
dentelle tamisant la lumière ; le chatoiement mobile des verts, des jaunes
des bleus, et des bruns ; la matière morcelée et croûteuse ou lisse et
fendue de l’écorce. Autant de jeux plastiques et de systèmes géométriques qui
font de l’arbre un modèle idéal pour mesurer son pinceau aux forces naturelles.
Peintures attribuées à Li-Cheng, actif à yingjiu, province du Shandong vers 960-990 |
En occident, il a fallu attendre
beaucoup plus longtemps pour qu’émerge chez les artistes ce désir d’apprendre à
percer la beauté intime des formes naturelles. C’est en Allemagne qu’émergea
d’abord l’intérêt pictural pour l’arbre : Albrecht Dürer, cinq cents ans
après Li-Cheng, donna aux arbres isolés leurs premières lettres de
noblesse ; en témoignent deux petites gouaches, d’un superbe tilleul et un
sapin, sans doute exécutées sur le motif.
Albrecht Dürer, « Tilleul », C. 1493-94, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam ; « Sapin », 1495, British Museum, Londres |
Au début du XVIe siècle, donc
quelques décennies après, les compatriotes de Dürer, Hans Leu le Jeune, et
Albrecht Altdorfer, fondateur de la peinture de paysage, exécutèrent aussi de
petites peintures d’arbres sur papier, dans le même esprit naturaliste.
Hans Leu le Jeune, « Arbre », avant 1510, Staatliche Galerie, Dessau |
Un siècle après, le graveur et
peintre néerlandais Hercule Seghers produisit aussi un étonnant portrait
d’arbre, d’aspect très étrange et très moderne. Négligeant les détails
pittoresques, il se concentre sur l’essence graphique du végétal, se
rapprochant en cela de l’art paysagiste extrême oriental.
Hercules Segers. « Arbre
moussu », c. 1620-30, gravure sur papier coloré, Rijksprentenkabinet,
Amsterdam
|
Mais l’arbre singulier a aussi
une charge symbolique très forte dans la tradition occidentale :
n’oublions pas que dans la Bible, l’arbre primordial, planté au milieu du
paradis terrestre, est « l’arbre de vie » ; il est accompagné du
mystérieux « arbre de la connaissance du bien et du mal », dont Yahvé
avait interdit les fruits à Adam et Eve (cet arbre a été assimilé à un pommier,
malus en latin, rapproché de malum, qui signifie le mal).
Adam, Eve, et le serpent dans l’arbre de la connaissance du
bien et du mal au jardin d’Eden, enluminure du Beatus de l’Escorial, Xe siècle
|
Comme on sait, le couple
primordial ne respecta pas le commandement divin et fut banni, entraînant à sa
suite la chute de toute l’humanité. Aucun homme ne put donc goûter le fruit de
l’arbre de vie, qui rend immortel. Ainsi dans la mythologie judéo-chrétienne,
le paradigme des arbres est un axe séparant le bien du mal, mais aussi un axe
de vie et de mort. N’est-il donc pas alors en soi une représentation du Divin ?
Pendant la longue période protohistorique, le culte
des arbres était presque universellement répandu. Les sanctuaires grecs où
officiait un oracle en ont gardé longtemps le souvenir. Les arbres sacrés
étaient adorés comme sièges de la divinité ; dans son « Rameau d’Or » :
James Frazer note que « Le culte du chêne ou du dieu du chêne paraît avoir
été pratiqué par toutes les branches de la race aryenne en Europe. Les Grecs,
comme les Italiens, associaient l’arbre au nom du premier de leurs dieux, Zeus
ou Jupiter, la divinité du ciel, de la pluie, et du tonnerre. Le plus ancien
peut-être, et certainement l’un des plus fameux des sanctuaires de la Grèce
était celui de Dodone, où Zeus était adoré dans le chêne oraculaire ». À
Delphes, nous dit Ovide dans « Les métamorphoses », « L’Arbre Sacré d’Apollon était le laurier Daphnis,
sorti de terre à l’endroit où la nymphe Daphné, fille de Gaïa fut engloutie,
poursuivie par Apollon... ». Ailleurs en Europe on adorait d’autres arbres,
comme le hêtre, l’aulne, le houx, et beaucoup d’autres essences (voir à ce
sujet Robert Graves, Les Mythes celtes).
Ce symbolisme profondément ancré
dans l’imaginaire européen a ressurgi à l’aube du XXe siècle, qui allait être
un siècle de connaissance, de vie et de mort, à grande échelle. Et bien que les
peintres se soient libérés de la tradition religieuse et aient délaissé le
thème du paradis terrestre, ils n’en ont pas moins retrouvé dans leur travail
cette éternelle symbolique de l’arbre de vie et de l’arbre de mort.
Klimt, qui fut le peintre
jubilatoire de la vie bourgeoise exubérante d’avant 1914, est celui à qui
revint la tâche de réactualiser l’arbre de vie, ce qu’il fit dans son esquisse
pour la grande fresque du palais Stoclet ; un arbre de vie plein d’or et
de volutes, joyeusement libéré des contraintes du naturalisme, un arbre
stylisé, décoratif, réalisant une heureuse synthèse entre la naïveté de la
tradition picturale médiévale, la tension graphique presque abstraite des
surfaces, des motifs et des couleurs propre à la tradition japonaise, et l’inventivité
expressive de l’Art Nouveau.
Gustav Klimt, « L’arbre de vie », esquisse pour la fresque du palais Stoclet, musée de Arts Appliqués de Vienne |
On a débattu sur le symbolisme des personnages qui
encadrent l’arbre, une femme à gauche (l’attente) et un couple enlacé à droite
(l’accomplissement) ; ce qu’il faut peut-être retenir est cette
ressemblance avec un arbre généalogique, indiquant que le mythe de la vie
éternelle se résout dans le cycle des générations, dans lequel évidemment la
femme joue le rôle prépondérant.
Piet Mondrian s’intéressa aussi
aux arbres, et comme Klimt, se libéra assez tôt des contraintes du naturalisme.
Mais à la force génésique qui conduisit le peintre viennois à imaginer un arbre
fait de volutes décoratives, Piet Mondrian substitua une force spirituelle
puritaine, antithétique, qui le poussa à vider les arbres de leur sève pour
n’en garder que la charpente morte, dessinée en noir ou gris. Se rapprochant
des cubistes, il finit, en 1912, par oublier l’arbre dans l’arbre, pour découvrir
une sorte de géométrie désincarnée.
Piet Mondrian, « L'arbre rouge », 1909, Gemeentemuseum, La Haye |
Piet Mondrian, « L'arbre gris », 1912,
Gemeentemuseum, La Haye
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Piet Mondrian, « L’arbre A », 1913, Tate Gallery,
Londres
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Il avait « éliminé de sa peinture
le tragique de tout ce qui a trait à la nature », selon ses propres mots. Sa quête de pureté
spirituelle à travers la peinture (celle du mouvement De Stijl), faite de
lignes droites et de rectangles de couleurs primaires, refermait sa plastique
picturale sur un jeu formel dont les règles axiologiques simplistes le
conduisirent à une beauté froide et répétitive, vidée de sens, une beauté
abstraite qui n’était plus qu’une sorte de fantôme de beauté. Ses arbres sans
fruit et sans sève ne seraient-ils pas alors un calcul inconscient, dans
l’esprit de ce fils de pasteur, pour réinventer, à travers sa peinture, un
arbre de la connaissance du bien et du mal que l’on pourrait enfin approcher parce qu’il serait exempt
de fruits, et donc exempt de tentations ?
Vers le milieu du siècle, Dali et
Magritte, que l’on peut qualifier respectivement d’inventeur et de
vulgarisateur de la poésie picturale surréaliste, ont produit de nouvelles
variantes de l’arbre symbolique :
Après la seconde guerre mondiale, en 1947, le
maître de Cadaquès peint Les trois sphinx de Bikini, tableau qui fait explicitement référence aux essais
nucléaires commencés l’année précédente sur l’atoll du pacifique, essais qui
allaient durer plus de 10 ans, rendant définitivement la vie impossible dans
cet avatar du jardin d’Eden (en 2010, l'atoll de Bikini a été classé sur la
liste du patrimoine mondial en tant que « symbole de l'entrée dans l'âge
nucléaire » de l'Humanité).
Salvador Dali, « Les trois sphinx de Bikini », 1947, Collection privée |
Le tableau de Dali montre trois
répliques (au sens des répliques d’un séisme) du gigantesque arbre de mort
contemporain qu’est le champignon atomique ; elles ont la forme de deux
têtes identiques vues de dos, sur lesquelles la chevelure blanche est à la fois
cervelle et nuage ; entre les deux, la troisième tête est en fait un
arbre… Mais un arbre dont le tronc est en train de disparaître. Dialectiques de
l’apparition et de la disparition, du mou et du dur, du dehors et du dedans, du
microcosme et du macrocosme, de la lumière et de l’ombre, de l’angélique et du
démoniaque de l’intelligence et de la folie… Tout cet univers d’ambivalences et
de métamorphoses propre à Dali se lit dans ce tableau-sphinx.
L’autre arbre remarquable du XXe siècle que j’ai
souhaité retenir, est dû à Magritte, qui le peignit en deux versions ;
d’abord en 1957, puis en 1959. Le premier tableau s’appelle « 16
septembre », et représente un grand arbre à la sombre frondaison, au
milieu de laquelle brille le croissant de lune, qu’elle devrait normalement
masquer. L’arbre apparaît alors comme transparence et opacité, de même que le
titre du tableau, qui est insignifiant pour les uns, et crypté pour les autres.
La lune qui s’accroche aux branches évoque aussi le fruit antique de l’arbre du
bien et du mal, dont le symbolisme est transparent ou opaque, selon le point de
vue à partir duquel on le considère.
René Magritte, « 16
septembre », 1956, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
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René Magritte, « Arbre», 1959, musée d’Art Moderne, Vienne |
L’autre variante de 1959, reprend
à peu près la même mise en scène basique d’un grand arbre au milieu d’une
plaine, et s’appelle tout simplement « L’arbre ». Ici plus de
dialectique transparence / opacité, mais, selon le principe dalinien des
personnages à « tiroirs secrets » d’où s’échappent « d’innombrables
odeurs narcissiques » (Dali), trois placards apparaissent dans le
tronc ; le premier reste fermé, le deuxième contient une boule blanche, et
le troisième une petite maison aux fenêtres éclairées… Pourquoi ? La
symbolique reste bien mystérieuse…
Mais c’est peut-être simplement
cela qui est signifié par Magritte : l’arbre recèle des secrets, cachés
derrière son écorce ; et quand on croit les découvrir en ouvrant une
porte, on se retrouve face à une énigme nouvelle. Un peu comme le psychanalyste
face aux « tiroirs » du conscient, du subconscient et de l’inconscient,
introduits par Freud pour décrire le fonctionnement de l’esprit humain.
Du XXIe siècle, qui ne fait que
commencer, je retiendrai seulement une illustration de la Divine Comédie de
Dante, petite aquarelle de Barceló, qui représente un supplicié au purgatoire,
« exhalant haine et colère » (chant XVII). Par la transformation de
ses bras en rameaux verdissants, l’artiste catalan a sans doute voulu suggérer
la rédemption en train de s’opérer, puisque le purgatoire est le lieu du rachat
des fautes par la peine.
Miquel Barceló, Illustration pour La Divine Comédie de Dante Alighieri, Le Purgatoire, 2000-02 |
La métamorphose de personnages en
arbres est courante dans la mythologie gréco-romaine (elle tient une place
importante notamment dans les métamorphoses d’Ovide) : Daphné se change en
laurier pour échapper aux assiduités d’Apollon ; Myrrha, l’incestueuse
fille du roi de Chypre, est transformée en balsamier avant d’accoucher, par la
fente de son écorce, de son fils Adonis.
Myrrha transformée en arbre accouchant d’Attis, in « La
Métamorphose d'Ovide figurée », illustrations de Bernard Salomon, 1557,
Lyon
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Ciparissus « le plus beau des
enfants de Cos », se métamorphose en cyprès, par déréliction, suite à son
tir malheureux qui tua son ami le cerf (c’est pourquoi le cyprès est devenu
symbole de deuil). Ainsi la transformation en arbre semble libérer l’âme des
passions humaines et de leur cortège de souffrances. La vie solide, longue et
immobile qu’il représente, est une transposition de l’éternelle sérénité
espérée par certains après la mort. L’arbre premier est un
arbre-de-vie-après-la-mort. Et le squelette-arbre qu’a esquissé Barceló pour
illustrer Dante, montre la permanence de cette symbolique dans notre imaginaire
collectif contemporain.