Les pratiques artistiques identifiées par l’histoire de l’art renvoient grosso modo à une trilogie, dont les moments historiques successifs semblent se suivre sans espoir de retour :
– La première période de cette trilogie englobe les arts anonymes et vernaculaires, dits primitifs, premiers, ou traditionnels (selon l'époque et le pays dans lequel ils ont été produits). Pour eux, aucune figure charismatique d'artiste ne vient infléchir l'appréciation esthétique ou l'interprétation que l'on en a. Ils nous plaisent par leur force expressive et leur différence, par la simplicité et l'authenticité de leur fonction au sein d’une société traditionnelle, et par l'habileté et le savoir-faire dont ils témoignent.
Etat de nature, pourrait-on dire.
– La première période de cette trilogie englobe les arts anonymes et vernaculaires, dits primitifs, premiers, ou traditionnels (selon l'époque et le pays dans lequel ils ont été produits). Pour eux, aucune figure charismatique d'artiste ne vient infléchir l'appréciation esthétique ou l'interprétation que l'on en a. Ils nous plaisent par leur force expressive et leur différence, par la simplicité et l'authenticité de leur fonction au sein d’une société traditionnelle, et par l'habileté et le savoir-faire dont ils témoignent.
Etat de nature, pourrait-on dire.
– La deuxième période contient l'ensemble de la production artistique appelée libérale depuis la Renaissance en Occident, c'est-à-dire l'œuvre d'individus, documentés ou non, mus par la recherche continuelle du perfectionnement de leur art, expérimentant dans ce but, et dont la production s'inscrit dans une histoire consciente en évolution (et non plus dans une simple transmission des modèles et des savoir-faire). On les juge habituellement sur la qualité esthétique de leur œuvre, qui est associée à leur savoir-faire et à leur génie personnel. On s'intéresse également à leur rôle novateur et au rayonnement qu'ils ont eu.
– La troisième et dernière période comprend le travail des artistes dits contemporains, et dont la figure princeps est Marcel Duchamp. Ils se distinguent essentiellement des précédents par leur préoccupation, qui n'est plus la recherche artisanale et mentale du perfectionnement de l'œuvre ; cette recherche s'est muée chez eux en une nécessité impérieuse de transgression et de questionnement perpétuel, interdisant l'achèvement de l'œuvre, et substituant la déviation et l'insolite au perfectionnement. On connaît bien la théorie des avant-gardes, et la glorieuse épopée intellectuelle de la modernité.
Deux drôles de zèbres : Damien Hirst devant "Incroyable voyage" (Zèbre "ready-madisé" dans le formol) |
Les catégories esthétiques traditionnelles du beau et du sublime, avec toutes leurs nuances élaborées au plus près de la sensibilité occidentale, n'ont plus cours face à des œuvres qui curieusement s'adressent à la fois à l'inconscient et à la raison — ou plutôt à une sorte de mystique (mystification ?) de la rationalité ou de la logique formelle.
Les catégories esthétiques sont donc impuissantes pour appréhender et juger la contribution à l'art des performances de ce type d’artistes qui défraient la chronique depuis la seconde moitié du XXe siècle. Leur travail trouve l’essentiel de son public, assidu et admiratif, dans le monde branché des intellectuels : ce milieu est toujours réceptif aux projets dérangeants, aux démarches qui se donnent comme point de départ une réflexion critique sur la société. C’est ainsi que l’on voit, paradoxalement, un véritable establishment se créer contre l’ordre établi des valeurs artistiques. Ce nouvel art est donc, de facto, un art de classe (pour ne pas dire de caste), même quand il prétend s’ouvrir en direction des forces jeunes d’une culture populaire en cours de recréation.
Cet art n’est à vrai dire rien sans les critiques qui l’analysent, les médias qui le portent... Et les quelques milliardaires qui l'achètent. Il existe par le fait social, par la signification symbolique qu’il véhicule. Il s’agit donc plus d’un rituel que d’un art. Et ce statut de véritable rituel que revêt la pratique artistique dominante actuelle, me pousse à rapprocher la période de l’art contemporain de celle des arts premiers. Pour les uns comme pour l’autre, l’art semble avant tout être la mise en scène d’une série de signes invocatoires ; les uns, toujours totémiques ou religieux, appellent la puissance surnaturelle à rétablir l’ordre naturel toujours menacé dans les sociétés de chasseurs, pasteurs et agriculteurs, tandis que l’autre appelle les hommes modernes à rompre un ordre établi toujours corrompu, à porter un regard critique nouveau sur la société.
Dans un cas comme dans l’autre, la pratique artistique peut être comprise comme une sorte de désir d’action magique, surtout si l’on prend conscience que la force réelle de toute action magique réside dans l’effet psychologique qu’elle produit sur ceux à qui elle s’adresse.
On pourrait donc résumer les choses en disant que les arts premiers et le recent art sont de type invocatoire, tandis que les arts libéraux de la civilisation occidentale classique et moderne (et de quelques autres) sont avant tout évocateurs. (Pour être juste, il faut aussi remarquer que notre monde industrialisé consomme aujourd’hui les arts premiers sur le mode de l’évocation).
Quelle différence y a-t-il entre invocation et évocation ?
Renvoyons d’abord le lecteur aux textes classiques très éclairants de Cassirer (Philosophie des formes symboliques) et de Vernant (Mythe & pensée chez les Grecs), qui montrent bien la détermination magique de l’invocation, dont le but est une présentification de la puissance, tandis que l’évocation se donne pour enjeu la représentation, c’est-à-dire le rappel poétique de la chose représentée (qui engendre le désir), et la nostalgie de son absence (qui engendre la mélancolie). L’invocation et l’évocation mettent à contribution les puissants ressorts de l’imaginaire, mais d’une façon diamétralement opposée. L’évocation ouvre l’esprit à la rêverie, aux résonances poétiques et sentimentales, de façon individuelle, contemplative, hédoniste ; l’invocation interpelle le sujet dans ses angoisses et ses refoulements, viole son système de repères sensibles, le fragilise et le plonge dans une catharsis collective, en jouant sur la fascination des symboles de l’imaginaire collectif.
Pourquoi l’art contemporain se plonge-t-il à corps perdu depuis plus d’un demi siècle dans cette pratique invocatoire violente, et délaisse-t-il la douceur des arts de l’évocation, qui par ailleurs plaisent toujours davantage au grand public ? Détermination à montrer l’immonde qui affleure et sous-tend le mondain, à révéler la barbarie contenue par la civilisation — ou masquée par elle.
Volonté de transparence, contre désir de sauver les apparences.
Mais est-ce vraiment ainsi que le problème doit se poser ? Il faut être manichéen et simpliste pour penser que les forces qui sont en nous préexistent et que nous avons simplement à ouvrir ou fermer des vannes, selon que l’on veut ou non sauver des apparences. En réalité nous transformons à chaque instant les forces qui nous habitent, en agissant, ou mieux, en interagissant. Notre sexualité, pas plus que notre sens artistique, ne sont faits de simples pulsions refoulées qu’il faudrait libérer. Les fantasmes sont un moteur et non un but. Ils contribuent à modeler notre relation à l’autre, qui est un jeu subtile d’abandon et de retenue, d’expression personnelle et d’attention au partenaire. La libération sexuelle sans la conscience de ces choses risque toujours de conduire à la misère sexuelle. Un peu comme la libération d’un pouvoir oppressif risque d’entraîner les pays qui n’ont pas suffisamment de tradition de dialogue politique dans un chaos destructeur pire que le joug de la dictature (c’est ce que l’on peut craindre aujourd’hui pour le nord-est de l’Afrique).
Chaque clan ou parti doit apprendre à contrôler son utopie politique, comme chaque individu doit savoir contrôler ses fantasmes.
L’utopie est en effet aussi indispensable à la vie politique que les fantasmes le sont à la vie amoureuse. Mais il faut absolument se garder de la considérer comme un objectif à atteindre : c’est un simple moteur, destiné à libérer dans l’action quotidienne toute l’énergie des désirs qu’elle a fait naître.
Il n’en va pas autrement pour l’art : il y a danger à prendre pour objet et finalité de la pratique artistique ce qui devrait rester plus simplement son moteur. Ainsi l’expression tous azimuts des desseins artistiques les plus cérébraux ou les plus schizophrènes, libérés des contrôles traditionnels de la sensibilité esthétique collective (refus de toute concession au goût du public) a fini par produire un chaos pire pour l’esprit et les sens que le plus indigeste des académismes pompiers.
Bien sûr il y a des moments historiques où certains changements brusques sont inéluctables : il faut parfois jeter à bas un système perverti ou à bout de souffle, incapable de s’amodier, pour aller vers un système meilleur. Mais toute solution révolutionnaire est aussi porteuse de terribles dangers, comme l’histoire moderne nous l’a enseigné. Et il est de toute façon aberrant d’ériger la révolution en système, ce qui est pourtant le cas dans la philosophie avant-gardiste de l’art contemporain.
Ainsi on prétend encore, dans beaucoup d’écoles d’art, éduquer le sens artistique des jeunes en demandant aux étudiants novices, qui quittent à peine leur milieu familial, d’abandonner tous leurs anciens repères, d’oublier leurs préjugés esthétiques pour se confronter aux formes pures, pour s’ouvrir à des phénomènes si neufs pour eux qu’ils ne possèdent aucune arme, sensible ou conceptuelle, pour en faire la critique. Cela s’apparente plus au lavage de cerveau et à l’endoctrinement qu’à l’enseignement. Au contraire, un enseignement artistique digne de ce nom devrait faire évoluer le goût et le jugement critique par étapes progressives, en s’appuyant sur le terreau qui a fait naître et qui a structuré la sensibilité de chaque personnalité ; en procédant ainsi on ne couperait pas le jugement esthétique de ses racines imaginaires, de son humus socioculturel.
L’art contemporain est comme une culture hors sol : faute de pouvoir plonger ses radicelles dans le riche substrat de l’imaginaire collectif, il les laisse flotter au gré des ondes de la mode, se raccrochant ici où là, pour mieux se nourrir, aux concepts évanescents qui flottent dans l’air du temps.
On peut bien sûr aimer et défendre cet art à la dérive, ce que font encore aujourd’hui la plupart des médias spécialisés ; mais on a aussi le droit de s’en défier et d’espérer un réenracinement, une re-naturalisation de l’art, une sorte de réenchantement poétique de la création contemporaine.
L'art dit "contemporain" : Laurent Danchin (... par Salon_AutomneLes catégories esthétiques sont donc impuissantes pour appréhender et juger la contribution à l'art des performances de ce type d’artistes qui défraient la chronique depuis la seconde moitié du XXe siècle. Leur travail trouve l’essentiel de son public, assidu et admiratif, dans le monde branché des intellectuels : ce milieu est toujours réceptif aux projets dérangeants, aux démarches qui se donnent comme point de départ une réflexion critique sur la société. C’est ainsi que l’on voit, paradoxalement, un véritable establishment se créer contre l’ordre établi des valeurs artistiques. Ce nouvel art est donc, de facto, un art de classe (pour ne pas dire de caste), même quand il prétend s’ouvrir en direction des forces jeunes d’une culture populaire en cours de recréation.
Cet art n’est à vrai dire rien sans les critiques qui l’analysent, les médias qui le portent... Et les quelques milliardaires qui l'achètent. Il existe par le fait social, par la signification symbolique qu’il véhicule. Il s’agit donc plus d’un rituel que d’un art. Et ce statut de véritable rituel que revêt la pratique artistique dominante actuelle, me pousse à rapprocher la période de l’art contemporain de celle des arts premiers. Pour les uns comme pour l’autre, l’art semble avant tout être la mise en scène d’une série de signes invocatoires ; les uns, toujours totémiques ou religieux, appellent la puissance surnaturelle à rétablir l’ordre naturel toujours menacé dans les sociétés de chasseurs, pasteurs et agriculteurs, tandis que l’autre appelle les hommes modernes à rompre un ordre établi toujours corrompu, à porter un regard critique nouveau sur la société.
Dans un cas comme dans l’autre, la pratique artistique peut être comprise comme une sorte de désir d’action magique, surtout si l’on prend conscience que la force réelle de toute action magique réside dans l’effet psychologique qu’elle produit sur ceux à qui elle s’adresse.
On pourrait donc résumer les choses en disant que les arts premiers et le recent art sont de type invocatoire, tandis que les arts libéraux de la civilisation occidentale classique et moderne (et de quelques autres) sont avant tout évocateurs. (Pour être juste, il faut aussi remarquer que notre monde industrialisé consomme aujourd’hui les arts premiers sur le mode de l’évocation).
Quelle différence y a-t-il entre invocation et évocation ?
Renvoyons d’abord le lecteur aux textes classiques très éclairants de Cassirer (Philosophie des formes symboliques) et de Vernant (Mythe & pensée chez les Grecs), qui montrent bien la détermination magique de l’invocation, dont le but est une présentification de la puissance, tandis que l’évocation se donne pour enjeu la représentation, c’est-à-dire le rappel poétique de la chose représentée (qui engendre le désir), et la nostalgie de son absence (qui engendre la mélancolie). L’invocation et l’évocation mettent à contribution les puissants ressorts de l’imaginaire, mais d’une façon diamétralement opposée. L’évocation ouvre l’esprit à la rêverie, aux résonances poétiques et sentimentales, de façon individuelle, contemplative, hédoniste ; l’invocation interpelle le sujet dans ses angoisses et ses refoulements, viole son système de repères sensibles, le fragilise et le plonge dans une catharsis collective, en jouant sur la fascination des symboles de l’imaginaire collectif.
Pourquoi l’art contemporain se plonge-t-il à corps perdu depuis plus d’un demi siècle dans cette pratique invocatoire violente, et délaisse-t-il la douceur des arts de l’évocation, qui par ailleurs plaisent toujours davantage au grand public ? Détermination à montrer l’immonde qui affleure et sous-tend le mondain, à révéler la barbarie contenue par la civilisation — ou masquée par elle.
Volonté de transparence, contre désir de sauver les apparences.
Mais est-ce vraiment ainsi que le problème doit se poser ? Il faut être manichéen et simpliste pour penser que les forces qui sont en nous préexistent et que nous avons simplement à ouvrir ou fermer des vannes, selon que l’on veut ou non sauver des apparences. En réalité nous transformons à chaque instant les forces qui nous habitent, en agissant, ou mieux, en interagissant. Notre sexualité, pas plus que notre sens artistique, ne sont faits de simples pulsions refoulées qu’il faudrait libérer. Les fantasmes sont un moteur et non un but. Ils contribuent à modeler notre relation à l’autre, qui est un jeu subtile d’abandon et de retenue, d’expression personnelle et d’attention au partenaire. La libération sexuelle sans la conscience de ces choses risque toujours de conduire à la misère sexuelle. Un peu comme la libération d’un pouvoir oppressif risque d’entraîner les pays qui n’ont pas suffisamment de tradition de dialogue politique dans un chaos destructeur pire que le joug de la dictature (c’est ce que l’on peut craindre aujourd’hui pour le nord-est de l’Afrique).
Chaque clan ou parti doit apprendre à contrôler son utopie politique, comme chaque individu doit savoir contrôler ses fantasmes.
L’utopie est en effet aussi indispensable à la vie politique que les fantasmes le sont à la vie amoureuse. Mais il faut absolument se garder de la considérer comme un objectif à atteindre : c’est un simple moteur, destiné à libérer dans l’action quotidienne toute l’énergie des désirs qu’elle a fait naître.
Il n’en va pas autrement pour l’art : il y a danger à prendre pour objet et finalité de la pratique artistique ce qui devrait rester plus simplement son moteur. Ainsi l’expression tous azimuts des desseins artistiques les plus cérébraux ou les plus schizophrènes, libérés des contrôles traditionnels de la sensibilité esthétique collective (refus de toute concession au goût du public) a fini par produire un chaos pire pour l’esprit et les sens que le plus indigeste des académismes pompiers.
Bien sûr il y a des moments historiques où certains changements brusques sont inéluctables : il faut parfois jeter à bas un système perverti ou à bout de souffle, incapable de s’amodier, pour aller vers un système meilleur. Mais toute solution révolutionnaire est aussi porteuse de terribles dangers, comme l’histoire moderne nous l’a enseigné. Et il est de toute façon aberrant d’ériger la révolution en système, ce qui est pourtant le cas dans la philosophie avant-gardiste de l’art contemporain.
Ainsi on prétend encore, dans beaucoup d’écoles d’art, éduquer le sens artistique des jeunes en demandant aux étudiants novices, qui quittent à peine leur milieu familial, d’abandonner tous leurs anciens repères, d’oublier leurs préjugés esthétiques pour se confronter aux formes pures, pour s’ouvrir à des phénomènes si neufs pour eux qu’ils ne possèdent aucune arme, sensible ou conceptuelle, pour en faire la critique. Cela s’apparente plus au lavage de cerveau et à l’endoctrinement qu’à l’enseignement. Au contraire, un enseignement artistique digne de ce nom devrait faire évoluer le goût et le jugement critique par étapes progressives, en s’appuyant sur le terreau qui a fait naître et qui a structuré la sensibilité de chaque personnalité ; en procédant ainsi on ne couperait pas le jugement esthétique de ses racines imaginaires, de son humus socioculturel.
L’art contemporain est comme une culture hors sol : faute de pouvoir plonger ses radicelles dans le riche substrat de l’imaginaire collectif, il les laisse flotter au gré des ondes de la mode, se raccrochant ici où là, pour mieux se nourrir, aux concepts évanescents qui flottent dans l’air du temps.
On peut bien sûr aimer et défendre cet art à la dérive, ce que font encore aujourd’hui la plupart des médias spécialisés ; mais on a aussi le droit de s’en défier et d’espérer un réenracinement, une re-naturalisation de l’art, une sorte de réenchantement poétique de la création contemporaine.
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