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Raphael Sanzio, La Madone Sixtine, détail, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde |
Les anges, que l’on retrouve dans beaucoup de mythologies et notamment dans les trois religions du Livre, sont des entités messagères (angelos signifie d’ailleurs messager en grec) qui ont pour fonction d'établir un lien entre Dieu et les hommes. C’est pourquoi ils sont représentés ailés, l’aile étant le symbole universel de la communication entre le ciel et la terre.
Les textes anciens qui parlent d’eux sont souvent contradictoires quant à leur apparence ou même leur nature. Selon certains ils sont de purs esprits invisibles, selon d’autres ils prennent l’aspect humain, et en l’occurrence plutôt celui des hommes : le Livre des Jubilés dit même que les anges ont été créés circoncis, ce qui suppose bien qu’ils sont de sexe masculin (on trouve un écho de cette bizarrerie dans certaines traditions musulmanes affirmant que Mahomet, « messager » de Dieu, est né circoncis). Les anges sont donc, au départ, dans la mythologie intertestamentaire, des créatures ailées de sexe masculin. Ce n’est que tardivement que la doctrine chrétienne, pour couper court aux fameuses discussion byzantines sur le sexe des anges, a conclu qu’il fallait retirer tout organe reproducteur à ces esprits messagers ; doux et merveilleusement beaux, ils semblaient plutôt féminins, mais soldats courageux combattant le mal, ils paraissaient alors masculins.
Quand on se tourne vers les religions qui ont gardé des traces du culte de la grande déesse, comme celles de Mésopotamie, ou de Grèce antique, les divinités féminines ailées sont nombreuses : on connaît très bien Mylitta et Ishtar à l’est de la méditerranée (divinités qui ont aussi souvent le double aspect guerrier et procréateur, et autour desquelles s’était développée la prostitution sacrée), et la statuaire et la poterie grecque nous ont livré des représentation ailées de Séléné, Artémis, des Néréides, ou encore de Niké, Phémé, etc. ; ces dernières étant souvent de simples divinités allégoriques.
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Inanna-Ishtar, Mésopotamie, IIe millénaire av JC, conservée au British Museum |
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Figure féminine ailée, bronze d'époque romaine, provenance Chypre, Louvre
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Mais il faut rappeler que les grandes religions monothéistes correspondaient de fait à des cultures phallocratiques ou la femme était généralement dévaluée et associée au péché et à la perfidie. Déjà en Grèce antique les harpies (dont l’image féminine ailée et griffue venait probablement de représentations anciennes d'Inanna) étaient des démons femelles maléfiques. Au Moyen-Âge, sous les ordres de la diablesse Lilith (qui n’est autre qu’un dernier avatar démonisé de la déesse sémitique Mylitta), les succubes, démons érotiques à l’apparence féminine, poussaient les hommes au plaisir solitaire.
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Phinée et les Harpies, vase grec du Vème siècle av. JC, Malibu, J. Paul Getty Museum |
Si l’église a insisté sur l’a-sexualité des anges, c’est sans doute pour éviter tout dérapage d’interprétation, notamment lorsqu’un ange annonciateur délivre l’amour divin à une femme. On connaît l’histoire de la transverbération de sainte Thérèse d’Avila ; Thérèse raconte : « Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long javelot d’or dont la pointe laissait échapper une flamme. Il m’en perça soudain le cœur jusqu’aux fibres les plus profondes et il me semblait qu’en le retirant, il en emportait des lambeaux. Puis il me laissa toute entière embrasée de l’amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements, mais accompagnée d’une telle volupté que j’aurais voulu qu’elle ne cessât jamais » ; on connaît aussi la représentation suggestive qu’en a donné Le Bernin dans sa sculpture de la chapelle Cornaro de Santa Maria Della Vittoria à Rome, et la vive indignation que suscita la boutade du Président de Brosses à son sujet : « si c’est ici de l’amour divin, je le connais »… (voir
conf. de N. Mattei sur l’art baroque).
En ôtant le sexe aux anges mais en leur laissant leur beauté, l’église, croyant refermer le chaudron trouble du désir charnel, a, pour notre bonheur, ouvert la porte à un registre érotique inépuisable dans l’imaginaire des artistes. Evidemment la collusion a vite été faite, dans la représentation, entre l’ange éphèbe ailé et le jeune Eros tel que le représentaient les Grecs ; ou encore entre le chérubin, petit ange gardien (qui est un avatar du grand taureau ailé assyrien « Keroub ») et le cupidon romain représenté comme un petit enfant nu, et qui a inspiré les nombreux putti de la Renaissance et du baroque.
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Statue d'Eros, D’après un originel de Lysippe, Marbre, musée du Capitole, Rome |
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Cupidon dormant, statuette terre cuite gréco-romaine,
Musée des antiquités, Bibliotheca Alexandrina, Egypte |
Mais revenons à l’ange annonciateur par excellence, Gabriel, qui apporte à Marie la nouvelle de sa fécondation divine. Les représentations picturales lui donnent parfois l’aspect d’un beau jeune homme, parfois d’un adolescent androgyne, mais le plus souvent celui d’une délicieuse jeune fille, parce qu’en occident l’idéal de beauté érotique est identifié au visage et au corps de la femme.
En témoignent ce troublant Ange de l’Annonciation de Sassoferrato (Louvre), ou ce si doux Archange Gabriel de Guido Reni (Palais Impérial de Pavlovsk, St Petersbourg).
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Ange de l’Annonciation, Sassoferrato, Louvre |
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Archange Gabriel, Guido Reni, Palais Impérial de Pavlovsk, St Petersbourg |
Voyons maintenant à l’œuvre, sous le pinceau d’un peintre baroque, la féminisation de l’ange annonciateur. La comparaison entre un dessin italien du XVIIe s., provenant des albums de Carlo Maratta, de la collection Lambert Krahe, conservé au Louvre, et une peinture attribuée à tort par l'expert de vente à Giuseppe Bartolomeo Chiari (nous allons voir qu'elle est en fait de Giovanni Andrea Sironi) nous le permet.
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Ange de l'Annonciation, pierre noire, dessin italien du XVIIe s, conservé au Louvre |
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Ange de l'Annonciation, attribué précédemment à Giuseppe Bartolomeo Chiari
(mais vraisemblablement dû à Elisabetta ou Giovanni Andrea Sirani), collection privée |
Le dessin montre l’archange Gabriel dans l’une de ses attitudes classiques (ici les mains croisées sur la poitrine, le regard probablement tourné vers Marie) ; sa physionomie, gracieuse, n’est cependant pas dépourvue d’énergie et lui donne un genre nettement masculin. Dans la peinture de Giovanni Andrea (ou de sa fille Elisabetta) Sironi, le même ange est repris dans la même attitude et avec le même cadrage ; mais le visage, le cou et les poignets se sont affinés, la chevelure s’est assouplie et allongée, le regard s’est adouci, le décolleté a glissé sur l'épaule plus frêle, et la robe, plus gonflante, s’est parée d’une frange de brocart et de perles, qui rappelle celle de l’ange de Guido Reni (dont Giovanni Andrea Sironi était le principal assistant). Et on se trouve alors devant un ange entièrement féminin.
(mise à jour blog octobre 2013, juin 2015, et janvier 2016) Ce tableau de l'Ange de l'Annonciation, que j'avais d'abord cru être sinon de Giuseppe Chiari, du moins du Romain Carlo Maratta, a en fait un lien évident avec "L'archange Gabriel" d'Elisabetta Sirani (peintre Bolognaise 1638-1665, fille de Giovani Andrea et travaillant dans le même atelier), conservé dans la collection Samuel H. Kress, N.Y. ; Elisabetta a visiblement employé le même dessin, également féminisé. On peut aussi comparer la tête de l'ange à celle de la Vierge (détail) d'un tableau d'Elisabetta conservé au museo civico de Pesaro; l'attitude est proche et le modèle est visiblement le même:
Cette piste bolognaise nous ramène vers Guido Reni dont Giovanni Andrea Sironi fut l'exécuteur testamentaire - et à ce titre récupéra pour son atelier les dessins) : d'où l'attribution de notre Ange de l'Annonciation à G. A. Sironi; le costume, proche de celui du tableau de Reni de St Petersbourg, la palette de couleurs, vert amande et bleu-mauve, ainsi que l'attitude, qui est comparable à celle de petites vierges de Guido Reni, vont dans ce sens.
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Elisabetta Sirani, The Archangel Gabriel, N. Y. Samuel H. Kress Collection |
Un dessin aquarellé (24x19cm) conservé au museo civico de Pavie, et attribué à l'école du Parmesan (à tort), reprend encore une fois le modèle ; il est de toute évidence le dessin préparatoire à la toile d'Elisabetta Sirani, comme le style le confirme - on peut le rapprocher par exemple d'un autoportrait à la craie d'Elisabetta.
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Elisabetta Sirani, Autoportrait |
Il existe également à la pinacothèque communale de Deruta une peinture de l'ange très semblable à celui d'Elisabetta ; il est attribué à un disciple de Guido Reni; il y a aussi d'autres copies de moindre qualité, comme celles ci-dessous, dont la féminité a poussé les experts de vente à croire qu'il s'agissait d'une Marie-Madeleine pénitente :
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Anonyme (disciple de Guido Reni, Ange, Pinacothèque communale de Deruta |
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Marie-Madeleine pénitente (sic), attribuée à l'entourage d'Elisabetta Sirani (à gauche, et à celui de Carlo Maratta (à droite), |
J'ai également trouvé dans une vente passée rapportée sur Arnet, un "Ange en adoration", sans doute du début du XVIIIe siècle, qui dérive lui aussi du modèle, pour le moment non retrouvé, élaboré par Guido Reni :
Ou encore cet "ange de l'annonciation" passé en vente à Rome en 2007, attribué à l'école de Carlo Maratta, mais dont le visage est calqué sur le tableau d'Elisabetta Sirani
Mais revenons au sexe des anges ;
Plus récemment, en 2009, Ernest Pignon Ernest a fait scandale en rendant définitivement un sexe aux anges : il a en effet accroché au portique de l’église de Montauban de superbes dessins d’anges, dévoilant le sexe que la tradition des peintres occidentaux avait fini par leur choisir.
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Dessins d'Ernest Pignon Ernest, cathédrale de Montauban, 2009 |
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