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dimanche, janvier 16, 2011

Poétique de la représentation figurative


26 madones à l’enfant (ou dérivées) ; de gauche à droite et de haut en bas : mosaïque de Sainte Sophie IXe s., icône XIIe s., Cimabue, Giotto, peinture murale XIVe s., Filippo Lippi, Jean Fouquet, Léonard de Vinci, Dürer, Raphaël, Raphaël, Salviati, Rubens, Tiepolo, Jacques Stella, Laurent de la Hyre, Murillo, Georges de La Tour, Renoir, Klimt, Picasso, Matisse, Max Ernst, Dali, Warhol, Botero
Toute représentation du réel en peinture – que celui-ci concerne le quotidien, l’histoire, ou les mythes – est soumise, depuis l’origine, à des codes de transcription des figures réelles dans l’espace de la fresque, de la miniature ou du tableau. Ils peuvent être conscients ou non dans l’esprit du peintre (ainsi les représentations byzantines, qui nous semblent aujourd’hui très stylisées, étaient perçues par les artistes de l’époque comme très naturalistes, dans la tradition de Zeuxis et Apelle).

La façon de travailler ces codes, voire de les transgresser, est à la base des langages plastiques. Il est important de comprendre que, comme ceux qui régissent les langues, les codes plastiques ne peuvent être de simples constructions conceptuelles ad hoc. Pas plus que l’esperanto n’aurait pu servir de substrat à une littérature ou à une poésie, des codes de représentation construits sans lien avec l’essence profonde d’une culture, et même d’une certaine façon avec la détermination anthropologique, biologique des formes, ne seraient pas capables d’introduire une expression poético-artistique dans la représentation.

Pour mieux comprendre tout cela, il est utile de faire un détour par les belles analyses du mathématicien René Thom sur la morphogenèse, se référant lui-même à la Gestalt-théorie, mais aussi à Ernst Cassirer, Charles Peirce, Konrad Lorenz, et même Aristote.  Sa réflexion – et j’invite les lecteurs à s’y reporter, même si elle est parfois ardue – se situe aux confins de la topologie mathématique, de la linguistique, de la sémiologie, de l’éthologie, et de la philosophie (voir R. Thom, Esquisse d’une sémiophysique, 1988, Apologie du logos, 1990, Modèles mathématiques de la morphogenèse, 1980). Je ne prétends pas ici résumer la profondeur de sa pensée, mais je retiendrai, en simplifiant beaucoup, quelques idées directrices développées par René Thom :

-    Les formes peuvent se définir par leur saillance, c’est-à-dire la façon dont elles tranchent sur un fond indifférencié.
-    Toute saillance formelle est un puits de potentiel apte à capter ou diffuser une prégnance (émotionnelle ou conceptuelle).
-    Une trop forte prégnance émotionnelle exerce une sorte de fascination sur l’esprit, empêchant toute distanciation par rapport à la forme qui en est investie, et lui interdisant, de fait, de participer à un langage figuratif (le langage, comme l’esthétique, nécessitant toujours forcément une distanciation par rapport au réel immédiat).
-    À l’opposé, une absence totale de prégnance émotionnelle conduit la forme vers l’abstraction du signe, donc vers une grande instabilité, voire une dilution dans l’ « anonymat » du fond ; sauf bien sûr si elle est investie d’une prégnance conceptuelle : c’est ce qui se passe pour les lettres et les mots dans  toute écriture. Et il est d’ailleurs nécessaire que les signes scripturaux, pour être rendus disponibles dans la combinatoire du langage, se libèrent de la prégnance émotionnelle ; leur évolution depuis les schémas figuratifs des premières écritures hiéroglyphiques ou idéogrammiques, nous montre bien cette libération progressive. 


Exemple d’évolution d’un hiéroglyphe égyptien vers une lettre, in « Naissance de l’écriture » catalogue Grand Palais 1982

À l’inverse, une prégnance émotionnelle peut réinvestir le signe abstrait, par exemple si l’esprit y reconnaît une signature magique.

L’histoire de la peinture nous montre, outre l’effort des artistes pour maîtriser avec les meilleurs outils la représentation du réel dans un espace à deux dimensions (observation, perspective géométrique, anatomie, etc…), un travail constant de réinterprétation des formes pour accentuer ou diminuer certains aspect saillants, et pour se servir au mieux de la  dynamique des prégnances émotionnelles et conceptuelles.

En simplifiant au maximum, on pourrait dire que le travail de représentation picturale évolue sur deux axes sémantiques, et que la spécificité poétique/esthétique de chaque œuvre dépend de la position de ses éléments sur ces deux axes :

-    le premier axe correspond à la double polarité expressivité/schématisation des formes-figures. L’expressivité est une accentuation des caractères investis de prégnances émotionnelles (cette accentuation peut se faire par l’augmentation de dimensions – effet monumental – par le contraste et l’intensité chromatique – dramatisation – , par la dynamique suggérée – théâtralité – , mais aussi par la distorsion ou le gommage de certains caractères – idéalisation/démonisation/sublimation). À son apex, l’expressivité picturale peut rendre la peinture fascinante ou effrayante (c’est le cas par exemple des peintures noires de Goya) ;

Goya, Pèlerinage de San Isidro, détail, Prado

l’expressivité accentue la singularité des figures, c’est l’intention particulière qui y domine, et non plus la qualité nominale.
À l’opposé, la schématisation facilite la reconnaissance nominale des figures et la déprise de l’émotion (intégration dans un système scriptural de signes/pictogrammes). L’échelle réduite, la simplification des formes, la limitation des moyens du « rendu » (le plus souvent de simples contours au trait), sont des caractéristiques de la schématisation. Mais on voit, par exemple dans les dessins de Reiser, extrêmement schématiques, qu’une expressivité forte peut venir se greffer sur la schématisation : l’effet prégnant de l’expressivité n’est plus alors émotionnel au sens direct, mais correspond à un effet distancié par le concept ; dans le cas présent une prégnance humoristique décapante s’installe dans la saillance particulière des dessins.

Reiser, Le gros dégueulasse, 1977


La « stylisation » introduit aussi un rythme et une « écriture » dans certaine peintures (je pense aux fresques égyptiennes), propres à capter des prégnances harmoniques de type musical.

Combat contre des Syriens, trésor de Toutânkhamon, musée du Caire

-    Le second axe correspond à la plus ou moins grande précision des formes-figures. Je l’appellerai axe de fractalité.
Selon la définition de Benoît Mandelbrot, est fractale une forme « soit extrêmement irrégulière, soit extrêmement interrompue ou fragmentée, et [qui] le reste quelle que soit l'échelle d'examen. Qui contient des éléments distinctifs dont les échelles sont très variées et couvrent une très large gamme [...] la nature regorge d'objets dont les meilleures représentations mathématiques sont des ensembles fractals » (Mandelbrot, LES OBJETS FRACTALS, Flammarion, Paris, 1984, p 154).
Dans la nature, les nuages et les rochers sont par exemple des formes fractales ; et le propre de ces formes est la dilution/fragmentation des contours, et donc l’imprécision de leurs caractéristiques individuantes (dans la même falaise, un rocher ressemble à un autre rocher) ; et cela leur confère un véritable pouvoir évocateur, parce que justement la multiplicité et l’ « indécision » des contours se prête au jeu d’une rêverie figurative. Les miniaturistes persans se plaisaient ainsi à inscrire des démons à peine visibles dans le dessin des rochers,

Châh-Nâmeb Houghton, La fête de Sadeh, détail


Victor Hugo, Tache, BNF

et Victor Hugo s’amusait à transformer des taches d’encres aléatoires en châteaux hantés ou vaisseaux fantômes. En peinture, le travail de « fractalisation », c’est-à-dire de dilution ou d’interpénétration des figures (la brume lumineuse qui dilue les formes dans les ultimes peintures de Turner et de Monet, mais aussi les effets graphiques des vêtements patchwork dans certains tableaux de Klimt), permet de faire entrer dans la représentation un potentiel de rêverie (on pourrait dire une circulation libre des prégnances) très supérieure à celui d’un travail de type hyperréaliste.
À l’opposé les merveilles de précision de peintres comme van Eyck, Holbein ou van Dyck, fascinent le regard et donnent aux scènes ou aux personnages représentés une prégnance quasi-magique,

Jan van Eyck, Homme au turban rouge, National Gallery, Londres

la représentation tendant alors vers une sorte de « présentification » (différente cependant de celle opérée par les moulages-sculptures hyperréalistes d’œuvres de type musée Grévin – par exemple celles de Ron Mueck, parce qu’elle reste malgré tout une image distanciée, construite dans le champ du tableau, hors de l’espace réel à trois dimensions).

Toute les peintures anciennes et contemporaines, tous les courants picturaux, peuvent être regardés au prisme de cette double axialité, et j’invite les lecteurs à s’y essayer. Elle aide à comprendre la nature de certains effets esthético-poétiques, mais parfois aussi à constater des manques flagrants, décelables même quand la technique picturale est au rendez-vous.

Restons néanmoins conscients qu’en dernier ressort, la valeur poétique et esthétique d’une peinture dépasse les constats rationnels faits sur la structure du langage plastique. Elle s’appuie aussi sur les contenus de la représentation, et leurs rapports avec le code pictural utilisé ; sur les transgressions, qui ébranlent les repères du spectateur ; ou encore sur des utilisations à front renversé des types de transcription du réel dans l’espace du tableau :
-    par exemple lorsque que des éléments de schématisation (normalement sans beaucoup de prégnance émotionnelle) sont utilisés comme facteurs d’expressivité dans une scénographie dramatique grandiose (c’est le cas du Guernica, de Picasso).
-    ou quand des éléments d’expressivité violente sont adoucis par leur emphase même, par une systématisation ou une théâtralisation excessive. Ils perdent alors leur prégnance émotionnelle directe pour s’inscrire dans une rhétorique plastique plus distanciée (c’est le cas des peintures maniéristes, notamment celles de Pontormo).


Jacopo Pontormo, Déposition, Santa Felicita, Florence

Si donc l’analyse « sémioplastique » peut nous aider à mieux comprendre certains aspects des œuvres peintes, admettons, et c’est heureux, que leur qualité artistique dernière, comme celle de toute poésie, reste par essence une alchimie transcendante et mystérieuse ; elle demande toujours à l’artiste une forme particulière de génie créatif, et aux spectateurs une sensibilité tout aussi particulière, de type médiumnique, pourrait-on dire.
La relation à l’œuvre d’art se vit comme une histoire d’amour envoûtante, plutôt qu’elle ne s’explique comme un vulgaire fait divers.

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