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vendredi, novembre 12, 2010

Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé

Gilles Chambon, Le paradis terrestre, ou le bonheur réinventé, Huile sur toile 200 x 104cm, 2010

Parmi les topiques mythologiques qui structurent notre imaginaire, le paradis terrestre occupe une place de choix.
Les peintres l’ont généralement représenté comme un coin de nature primordiale et luxuriante, où les lois de la jungle n’ont pas encore cours, puisque les fauves y côtoient en paix les herbivores, grands et petits. On y voit souvent Adam et Eve dans le plus simple appareil, avec leur créateur – qui, lui, est habillé. Parfois le tableau réunit dans le même paysage les trois séquences bien connues de la Genèse : Dieu occupé à sortir Eve de la côte d’Adam, Eve influencée par le serpent sous l’arbre de la connaissance et offrant la pomme à Adam, enfin le couple désobéissant violemment chassé d’Eden. 

Lucas Cranach, Le paradis terrestre, Kunsthistorisches Museum de Vienne


Les résonances symboliques nous assaillent alors de toutes parts : douceur, insouciance, innocence de l’état originel supposé (âge d’or mais aussi jeunesse/genèse, enfance) ; puis éveil de l’Eros et de l’esprit critique (connaissance du bien et du mal, civilisation), conduisant inéluctablement à l’expulsion vers la vraie vie avec son cortège de violences, de tourments, de hontes, de perversités, mais aussi de joies, de raffinements, et de passions…

J’ai eu envie de réactualiser ce mythe. D’abord peut-être pour faire un clin d’œil aux artistes qui s’y sont jadis confrontés ; mais surtout pour ironiser à travers ce thème sur quelques aspects de notre idéologie contemporaine :

-    La société du « care », l’écologie, le souci vertueux des générations futures, sont de belles idées qui s’affichent en trompe l’œil dans un monde restant plus que jamais dominé par la consommation, l’individualisme, et le plaisir immédiat. On est en face d’un nouveau grand retour aux promesses utopiques de paradis terrestre. Reconstruit par les hommes, le nouveau jardin d’Eden aurait pour cadre une nature idyllique purgée des pollutions humaines, et à jamais préservée ; il offrirait à chacun le bonheur tranquille familial, et à tous la solidarité fraternelle de la société du « care ». Pour réaliser ce rêve, les masses n’auront sans doute qu’à se placer docilement sous la houlette de gouvernants irréprochables.
-    Quelques maîtres du passé avaient déjà un peu écorné l’orthodoxie du mythe d’Eden pour se l'approprier : 
 Jérôme Bosch, Triptyque du jardin des délices, musée du Prado, Madrid

Je pense notamment au Jardin des Délices de Jérôme Bosch, qui nous offre, entre l’innocence du paradis initial et l’horreur de l’enfer terminal, un paradis terrestre chimérique totalement déjanté.

 Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Musée des Beaux-Arts de Boston

Je pense aussi au D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de Gauguin, qui synthétise une forme de paradis terrestre (à la fois réel et utopique) que le peintre, fuyant la civilisation, était allé chercher en Polynésie. Ce grand tableau, testament avoué de l’artiste – la composition est faite d’un assemblage d’éléments repris à des œuvres précédentes, présente une sorte de vision réconciliée de l’aventure ordinaire de la vie humaine, à travers une nature mystérieuse et divinisée, dont l’emblème pourrait être cette bizarre idole bleue, debout à gauche de la toile.

Dans ma peinture, j’ai remixé les divers ingrédients du paradis terrestre :

La nature luxuriante est bien là, traitée comme un îlot intemporel à l'écart des duretés du monde d’aujourd’hui. Les animaux, girafes, éléphant, lion, tigre, renards, singe, corbeau, vivent paisiblement (le corbeau et le renard se partagent même le fromage !) ; Adam et Eve ont pris un peu d’avance sur l’histoire biblique, puisqu’ils ont déjà fondé une famille au sein du paradis. Ils se sont ouverts à la connaissance et à la volupté en goûtant à une nouvelle pomme, celle du Macintosh. Cette pomme là symbolise à la fois l’ouverture du champ des possibles, l’accès au savoir universel pour tous par l’Internet, et l’érotisme angélique de la machine parfaite. Le computer imaginé par Steve Jobs leur a certainement été apportée par ce facétieux petit singe qui domine la scène à droite, et qui représente le diabolique capitalisme mondialisé. Que va faire alors l'idole bleue,  grande divinité primordiale qui régente le jardin du « care » , et dont l'allure générale est calquée sur celle du tableau de Gauguin ? On peut craindre qu'elle enjoigne au couple modèle d’abandonner la pernicieuse machine impérialiste… Mais parions que l’histoire mythologique contemporaine répètera encore une fois l’histoire biblique, et que nos deux amoureux préféreront être virés !

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