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samedi, juin 26, 2010

Collection, liste, énumération, série, répétition

 Paysages japonais, série d'encres sur papier,  2003, G. Chambon

Lorsque les peintres exposent leurs œuvres dans une galerie, ils ornent temporairement un lieu ad hoc avec une collection d’objets de même nature, capables d’attirer les amateurs, dans le but de vendre, mais aussi de se faire connaître et reconnaître par le public et les critiques.
Le collectionneur agit de la même façon, en regroupant au sein d’une galerie ou d’un cabinet personnel qu’il fera visiter à ses hôtes, une série d’objets extraordinaires, qu’il s’agisse d’objets artistiques ou d’objets insolites. Son but n’est pas, comme l’artiste, de vendre ni de se faire connaître ; il est de pouvoir admirer sa collection quotidiennement, donc de pouvoir jouir de sa possession. Mais le collectionneur a aussi plaisir à faire partager aux autres sa passion, à faire admirer ce trésor qu’il a amassé au cours des ans, et sans doute, par là même, inconsciemment, à séduire, à se faire admirer lui-même.

Cette fascination pour la collection d’objets rares ou investis d’un sens esthétique particulier est aussi vieille que le monde ; elle remonte même avant l’homme, puisqu’on l’observe chez plusieurs espèces d’oiseaux, dans le cadre de leur parade nuptiale : « Chez certains oiseaux de paradis, le mâle prépare une surface de terrain qu'il nettoie soigneusement et sur laquelle il dépose une collection d'objets brillants, feuilles, fleurs, coquilles, graines. Parfois il construit une sorte de berceau à l'entrée duquel il dépose les objets. Lorsque la femelle arrive sur le terrain ainsi préparé, le mâle se livre à des évolutions rapides autour d'elle et la dirige vers le berceau » (Pierre Rey).

Ce qui est intéressant ici n’est pas que la collection réunie par l’animal soit associée au comportement sexuel, mais bien qu’elle procède d’une ritualisation. La ritualisation des comportements (simulation et répétition de certains gestes, détournés de leur fonctionnalité première, pour être associés à une nouvelle signification – Konrad Lorenz a très bien décrit cela) est une des clefs de la compréhension de la formation primitive du langage et donc de la communication sociale. Le côté répétitif est important à plusieurs titres :

  • il permet d’abord d’insister sur une morphologie particulière (qu’elle soit sonore ou visuelle), et donc d’en affirmer le rôle d’outil de communication
  • il introduit ensuite les notions de rythmes et de variations (c’est-à-dire toutes les nuances de l’expression qui vont pouvoir moduler le sens et l’intensité d’un message)
  • enfin, parce que du fait même qu’il soit une accumulation, il matérialise symboliquement une réserve de sens, une capitalisation esthétique, il affirme en quelque sorte la puissance du nombre.

Dans l’activité artistique des hommes, on repère ce goût de la collection, de la série répétitive, aussi bien dans les œuvres littéraires que dans les créations plastiques (sans parler de la musique dont la répétition assortie de variations est à la base de la structure mélodique).
Tout le monde connaît les insolites listes littéraires de Perec et de Prévert, mais si l’on se tourne vers des écrits plus anciens, et même très anciens, comme l’Ancien Testament ou les Métamorphoses d’Ovide, on trouve aussi de longues séries d’énumérations dont l’efficacité rhétorique ou littéraire paraît parfois improbable à notre sensibilité moderne.
Dans le domaine plastique, le goût de l’art actuel pour les séries et les collections est avéré (les Marilyn ou les Mao d’Andy Warhol, les Ménines de Picasso, ou plus récemment, par exemple la série de moulages de dessous de chaises composant une seule oeuvre, de Rachel Whiteread, exposée à la fondation Pinault de Venise). C’est je crois principalement Monet avec ses séries de peintures des côtes de Belle Ile, de la cathédrale de Rouen, ou ses Nymphéas, qui a initié l’inclination spéciale des artistes contemporains et amateurs d’art pour les séries constituées. Mais bien avant l’impressionnisme, il existait déjà en peinture une forme de travail sériel par thème (par exemple la série des Prisons de Piranèse, ou le cycle de Marie de Médicis de Rubens, ou même les cycles des vies des saints, très fréquents depuis Giotto).

Aujourd’hui, beaucoup d’artistes ne fonctionnent plus que par séries (Garouste, Alechinsky, Kiefer, et bien d’autres), peut-être pour saisir toutes les facettes d’un sujet, mais évidemment aussi pour exposer leur travail sous forme d’unités sérielles super cohérentes, organisées en une déclinaison de plusieurs œuvres, ou de plusieurs fragments analogues composant une seule œuvre. L’exacerbation de ce goût pour la collection, la liste, l’énumération, la série, la répétition, vient peut-être d’un effort intense pour reconstituer ou réaffirmer certains fondamentaux des langages plastiques dont les codes traditionnels ont été mis à mal. Mais c’est aussi la recherche du sentiment de puissance que procure le nombre (et dont la figure première est celle de l’enfant qui aligne ses armées de soldats de plomb), à un moment de l’histoire ou l’artiste peintre voit son rôle sérieusement diminuer dans la communication sociale.

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