Louis Bernasconi dans sont atelier d'Alger, devant un de ces tableaux du port (les photos proviennent du livre de Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
De la création de la résidence Abd-el-Tif en 1907 (équivalent algérien de la villa Médicis, et de la casa Velasquez), jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962, Alger fut un foyer très actif pour les artistes, et notamment pour les peintres. Ils se fréquentaient à l’école des Beaux-Arts d’Alger, à la villa Abd-el-Tif, au Salon des Orientalistes, à l’Académie Figueras (créée en 1926), et dans les cercles culturels, en particulier ceux animés par Edmond Charlot (libraire, éditeur, et galeriste), et Albert Camus (Théâtre du Travail, puis Théâtre de l’Equipe). Des rivalités entre anciens et modernes, mais aussi de forts liens d’amitiés se sont créés parmi eux au fil des ans, mêlant les artistes d’origine métropolitaine avec les natifs d’Algérie, comptant majoritairement des pieds-noirs, mais aussi quelques maghrébins.
Leur production est diversifiée, et c’est pourquoi certains critiques refusent l’appellation d’« École d’Alger ». Cependant l’écosystème culturel dans lequel ils baignent tous, donne à leur travail un particularisme qui les distingue des grands courants picturaux qui marquent la métropole entre les deux guerres. Ainsi la plupart sont figuratifs, et le paysage d’Afrique du Nord y occupe une place prépondérante. C’est qu’ils sont tous sous l’influence de deux grands paysagistes : Léon Cauvy le classique, lauréat Abd-el-Tif dès 1907, puis directeur de l’école des Beaux-Arts d’Alger de 1909 jusqu’à sa mort en 1933, et Albert Marquet le moderne, ami de Matisse, créateur avec lui du fauvisme, et qui est devenu célèbre pour la simplicité et la perfection avec lesquelles il savait rendre les ambiances et les lumières des villes portuaires qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il dessinait le plus souvent depuis les fenêtres où les terrasses de ses lieux de résidence.
Léon Cauvy, Marchands sur le port d'Alger, Huile sur toile, 65 x 81 cm, collection privée |
Albert Marquet, "Port d'Alger (La Douane ou l'Amirauté)", 1941, Collection M. Akinori Nakayama, Courtesy Galerie Tamenaga (ADAGP, Paris 2016) |
À partir de 1920, chaque hiver, Marquet quitte Paris pour se rendre à Alger ; il y rencontre l’écrivaine pied-noir Marcelle Martinet qu’il épousera en 1923, et il habitera dans la ville blanche pendant toute la seconde guerre mondiale.
Il a gardé jusqu’à la fin de sa vie un lien très fort avec les peintres d’Alger. Un an avant sa mort, il patronne à la galerie parisienne Champion-Cordier, en 1946, l’exposition de deux inséparables amis peintres de l’école d’Alger, Rafel Tona et Louis Bernasconi. L’un est Espagnol Catalan, arrivé à Alger en 1926 avec son compatriote Alfred Figueras, et a fondé avec lui l’Académie « ARTS » (ou académie Figueras) ; l’autre est pied-noir, d’origine tessinoise.
Les deux artistes, à peu près du même âge (Tona est de 1903 et Bernasconi de 1905) se sont rencontrés à l’Académie Arts à Alger, et, même si leur expression picturale est très différente, ils ont entamé un compagnonnage professionnel et amical qui ne s’est jamais démenti au cours de leur vie : notamment pendant la seconde guerre mondiale, où ils réalisent ensemble, en 1944, sous l’égide du journal Combat, l’exposition de photos « Kollaboration » qui dénonce le régime de Vichy, ou encore à Alger, Oran, et Tunis, les Salons de la Résistance, qui sont des expositions-ventes de tableaux au profit de la Résistance (un Marquet a été vendu dans ce cadre pour la somme de 1 455 000 F).
Rafel Tona (à gauche) et Louis Bernasconi (à droite) préparant en 1944 l'exposition "Kollaboration" |
Notons enfin que tous deux sont également photographes, et qu’ils ont contribué à la réalisation de décors de cinéma aux studios Paramount de Joinville : Tona entre 1928 et 1932, où il participe à la réalisation des décors de « Marius » de Pagnol et Korda et de « L'Opéra de quat’sous » de Pabst ; Bernasconi entre 1932 et 1939, où il collabore avec Pabst, Duvivier, Renoir, Allégret, et Feyder, faisant notamment en 1939 les décors de « Quartier sans soleil » de Dimitri Kirsanoff.
images des écors du film "Quartier sans soleil", conçus par Louis Bernasconi |
J’ai découvert le peintre Louis Bernasconi par un ami né en Algérie, dont l’oncle, Jean Degueurce, était aussi un peintre de l’école d’Alger, militant communiste, et participant au même groupe de « copains » artistes que Bernasconi (certains tableaux de Bernasconi représentent d’ailleurs le jardin de la villa des Degueurce, au Télemly, où la mère de Jean recevait les intellectuels engagés à gauche, dont Camus):
Louis Bernasconi, Le jardin des Degueurce à Alger, gouache, collection privée |
Louis Bernasconi, Jean Degueurce, et Rafel Tona, cliché © François Léonardon |
La peinture de Bernasconi me parle : elle n’a évidemment pas l’envergure ni la géniale perfection tranquille de celle de Marquet ; elle est plus fragile, avec moins de certitudes, se heurtant parfois à des impasses picturales. Mais elle trace un sillon sincère et personnel dans la recherche d’une représentation à la fois fidèle et distanciée du paysage réel, emprunte de douceur et de rigueur.
Louis Bernasconi, "La baie", vue sur Alger, huile sur toile, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Une des caractéristiques de sa peinture est l’absence de personnages. Bernasconi n’a peint que des paysages habités, mais sans les habitants. Peut-être la séquelle de son activité de décorateur, lorsqu’il lui fallait planter un cadre vide dans lequel devrait se dérouler une action qui ne dépendait pas de lui.
Percevoir le réel comme un décor lui a parfois été reproché. Son collègue artiste Louis Bénisti parlait de lui en insistant davantage sur sa qualité d’organisateur hors pair, que sur sa qualité de peintre (il disait d’ailleurs qu’il était meilleur photographe que peintre).
Mais cette façon originale de se démarquer du réel en en éliminant l’action humaine introduit une dimension intemporelle dans sa peinture, et peut-être aussi une dimension de vérité : en effet, le peintre paysagiste dessine ce qui est fixe : les lignes, les masses, les ombres et les lumières… Et quand il y a des personnages, ils sont souvent rapportés après : parce que peindre un être vivant ou une foule en mouvement est un travail différent (les peintres paysagistes de l’âge classique s’associaient souvent à d’autres collègues spécialistes des personnages, pour « habiter » leurs tableaux). Marius de Buzon, grand peintre paysagiste de l’École d’Alger, peignait des paysages d’après nature, et il faisait ensuite d’autres tableaux à partir de ses esquisses, en y insérant des scènes pittoresques:
Ce qui intéressait Bernasconi est cette capacité du paysage réel à générer une infinité de compositions formelles en fonction des choix de cadrage. Il ne cherchait pas à en faire une synthèse en les superposant comme les cubistes, mais à styliser le sujet à partir de chaque angle d'observation pour en faire ressortir le squelette géométrique et les grandes composantes formelles : rythme, dialogue des couleurs et des valeurs, typicité des formes:
Louis Bernasconi, huile sur toile 58 x 72cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
La quête de ce savant équilibre entre observation minutieuse et simplification géométrique a parfois été un relatif échec, le conduisant à des toiles naïves, trop bavardes dans les détails, appliquées mais sans véritable respiration. Notamment quelques-unes de celles qu'il fit en 1957-58, lors de ses visites à ses amis de la famille Léonardon, dans le Lot et à Tourrettes-sur-Loup, en Provence. Il eut du mal à retrouver, dans les architectures pittoresques des villages français, les structures géométriques simples et puissantes qu'il savait si bien capter dans les celles du sud méditerranéen :
Louis Bernasconi, Tourrettes-sur-Loup, huile sur toile 33 x 41cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Mais cela ne remet pas en cause la qualité de la grande majorité de ses toiles (années 40-50).
Il ne peignit pratiquement plus après 1965. Il avait définitivement quitté l'Algérie en décembre 1963, et n'ayant pu vendre sa maison familiale 40 rue Lys du Pac à Alger, dont un projet d'aménagement du boulevard Télemly prévoyait la démolition (projet jamais réalisé), il rentre en France totalement désargenté; "grâce à Malraux à qui il a rappelé son soutien à la Résistance à Alger, il a pu bénéficier d’un atelier à la Cité des Arts sur les quais à Paris quelques mois par an pendant quelques années..."(dixit F. Léonardon). Il y a réalisé quelques belles peintures, mais son art ne lui à pas permis de renouer avec le succès, et il est mort sans ressources en 1987 à Fontainebleau, où il était hébergé par sa sœur.
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Si on se penche maintenant sur l'ensemble de l'œuvre de Louis Bernasconi, pour en dégager les grandes lignes, il est plus significatif de classer ses peintures par sujets, plutôt que par périodes. Je les regrouperai donc en cinq catégories (bien qu'évidemment quelques œuvres échappent à cette classification):
- les vues cavalières (sur le port l’Alger principalement)
- les vue de Paris
- les vues lointaines de villes méditerranéennes
- les vues d’architecture
- les vues de jardins, avec souvent des perspectives rapprochées
1/ les vues cavalières
C’est dans ces peintures que se saisit le mieux la dette de Bernasconi envers Albert Marquet. On raconte que ce dernier, lors de ses premiers séjours à Alger, descendait au Royal Hôtel, dirigé par la tante du futur peintre Louis Bernasconi, âgé alors d’une quinzaine d’années. L’adolescent, qui se destinait à une carrière artistique, a eu l’occasion de venir au Royal Hôtel pour observer Albert Marquet en train de peindre le port depuis la terrasse. Son imaginaire s’en est sans doute fortement imprégné, et, à sa façon, il rend hommage au maître dans ses vues du port d’Alger. Certaines me fascinent parce que j’y vois une sorte d’hybridation entre Marquet et Giorgio de Chirico, et aussi une proximité avec le Précisionnisme américain des années 20 (Charles Demuth, Elsie Driggs et Charles Sheeler)…
Bernasconi, Port d'Alger, hst col. priv. © Danielle Richier |
Louis Bernasconi, Vue des hauteurs d'Alger, huile sur toile, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Vue du port d'Alger, huile sur toile, collection privée, (© F. Léonardon) |
Louis Bernasconi, Vue d'Alger depuis la villa Degueurce, huile sur toile, collection privée, |
Louis Bernasconi, Vue d'une terrasse d'Alger, huile sur toile, collection privée,© Danielle Richier |
2/ les vue de Paris
Les tableaux de Bernasconi sur Paris sont essentiellement des paysages des quais de la Seine. La plupart sont de la fin des années cinquante. Il habitait Alger mais venait de temps en temps à Paris, notamment pour les expositions. Sur quelques-unes de ses toiles, l’influence de Marquet se fait aussi sentir, même si les angles de vue sont différents (chez Bernasconi les paysages sont à hauteur de piéton – peut-être travaillait-il à partir de photos qu’il prenait pendant ses ballades, tandis que Marquet peignait en surplomb, depuis la fenêtre d’un appartement qui donnait sur les quais).
Louis Bernasconi, Quai de la Seine en automne, hst 60 x 73 cm, collection privée |
Albert Marquet, Paris, quai des Grands-Augustins, vers Notre-Dame, 1938, huile sur toile, 65 x 81 cm, galerie de la Présidence, Paris |
Dans ses tableaux de Paris, Bernasconi met en œuvre une partition assez réussie entre les lignes sombres et inclinées des troncs d’arbres, les volumes allongés et raides des bâtiments, rythmés de petites fenêtres et estompés par la perspective atmosphérique, et le fleuve, qui dans ses reflets accentue les contrastes entre la luminosité du ciel et les franges sombres des berges.
Louis Bernasconi, La Seine, hst 65 x 100cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, "Le square Louvois à Paris", collection privée (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
3/ les vues lointaines de villes méditerranéennes
Bernasconi a visité le Maroc, l’Espagne, et le Portugal. Certaines vues lointaines des villes qu'il a peintes rappellent le décor inspiré de la Casbah, qu’il avait conçu en 1934 pour le film « Golgotha » de Julien Duvivier, avec des décors construits à Fort-de-l’Eau (banlieue Est d’Alger).
Louis Bernasconi, Fès, Maroc, huile sur toile 66,5 x 105 cm, , collection privée (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Tolède, Espagne, huile sur toile 66 x 100 cm, , collection privée (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Une des grandes toiles de Bernasconi représentant jérusalem (tour Antonia), décor du film de dDuvivier "Golgatha", sorti en 1935 |
4/ les vues d’architecture
Bernasconi s’intéresse à l’architecture. Pour la pureté géométrique des lignes, pour les grands aplats des surfaces ensoleillées, pour les symétrie, pour les tranches d’ombre aux contours nets. À tel point que certains de ses tableaux sont presque des relevés d'architecte:
Louis Bernasconi, Grand bassin de l'Alhambra, huile sur toile 58 x 73 cm, , collection privée (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Minaret Sidi Bou Saïd, Tunisie, hst 60x 53 cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Rue du Soleil à Sidi Bou Saïd, gouache sur papier 40x50cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Entrée du 12bis bvd du Telemly (villa Degueurce), hst collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
5/ les vues de jardins, avec souvent des perspectives rapprochées.
Louis Bernasconi adorait les jardins, à plusieurs titres : d’abord son père, Trésorier de la Société d’Horticulture d’Algérie, l’initia dans son enfance à la botanique et l’emmena souvent avec lui au Jardin d’Essai d’Alger. Il lui fit connaître le jardinier en chef de l’École de Médecine. Ainsi arrivé à l’âge adulte, il adorait s’occuper des plantations de fleurs, dans les jardins particuliers qu’il fréquentait, en particulier chez les Degueurce (12bis bvd du Télemly), et à la villa Djenan Ben Omar, magnifique maison turque située sur les flancs de la Bouzaréah, à Montplaisant, non loin de celle d’Albert Marquet. Djenan Ben Omar, pourvue d’un luxuriant jardin, avait appartenu dans l’ancien temps à un peseur d’or israélite. Elle avait été louée dans les années 1930 par une femme écrivaine et peintre, Louise Bosserdet (1889-1972), qui y accueillait une colonie de vacance pour les enfants démunis. Après la guerre, la colonie ne reprenant pas, les amis peintres de Louise décidèrent, sous la houlette de Bernasconi et de Tona, d’y organiser le plus souvent possible des rendez-vous d’artistes, et des repas, les W-E et jours de fête. Il y avait notamment Benisti, Sanchez-Granados, Chouvet, Bouviolle, Terracciano, Galliero, et de temps en temps Claro, Assus, et Durand. Si Rafel Tona s’occupait de la cuisine, Louis Bernasconi soignait le jardin, et aimait y organiser des siestes sous les ombrages. Dans un entretien avec Edmond Charlot à radio-Alger, il déclarait : « je suis bien avec la nature, les arbres et les fleurs ». C’était une sorte d’épicurien modeste et flegmatique, et l’image romantique du peintre torturé ne le tentait pas du tout. C’est souvent après de bonnes siestes « qui étaient des festivals », disait-il, que la vision du peintre est le plus clair : « Quand on reprend les pinceaux, tout s’ordonne plus facilement que lorsqu’on est fatigué. »
Louis Bernasconi, Vue de Djenan Ben Omar à Bouzareah, 1944, aquarelle sur papier, dimension et localisation inconnue |
Voici donc pour terminer cette brève présentation du peintre Bernasconi, quelques exemples de son art d’accommoder les courbes des arbres, buissons, et fleurs dans ses compositions toujours marquées par la géométrie :
Louis Bernasconi, Djenan Be,n Omar, hst 73 x 60 cm, collection privée (© Priscilla De Roo) |
Louis Bernasconi, Entrée de la villa Ben Omar, hst 55 x 46 cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Coin pour la sieste à Djenan Be,n Omar, hst 45 x 54 cm, collection privée (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Les zinnias, jardin des Degueurce, hst, collection privée (© François Léonardon) |
Louis Bernasconi, jardin des Degueurce, 12b bvd Telemly, hst 56 x 46,5cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |
Louis Bernasconi, Sidi-Lacène (Tlemcen), 1942, gouache 47 x 64 cm, collection privée, (© Danielle Richier "Louis Bernasconi, mon oncle, artiste peintre algérois", 2005) |