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mercredi, novembre 16, 2016

ART ET ENGAGEMENT


À gauche, Ai Weiwei mimant la noyade du petit Aylan (photographie de Rohit Chawla pour le quotidien India Today). À droite photographie du tableau de Klimt "Le défilé des morts", 1903, tableau détruit en 1945.
Plus on s’approche de la fin de notre existence individuelle, plus on s’aperçoit que l’on ne comprend pas grand-chose à ce qu’est le monde, et aux dynamiques qui l’agitent… Nous suivons tous des lignes de conduite et des lignes « idéologiques » qui obéissent à des instincts,  à des tempéraments, à des imaginaires, à des croyances, à des analyses pseudo rationnelles plus ou moins solides, et nous adaptons en permanence ce fatras aux aléas et aux situations souvent imprévues auxquelles nous confronte la vie.
Certes, nous avons besoin de motivations pour nous lever chaque matin, et aussi pour tenter de nouvelles aventures… Ces motivations, pour certains, se limitent à la recherche du plaisir et du bonheur égoïste – presque animal, pourrait-on dire - , et des moyens qui permettent de se les assurer : sexe, vie de famille, confort, consommation, loisirs, argent, relations, pouvoir. D’autres ne se satisfont pas de cet hédonisme sans perspective, et ont besoin de servir une cause supérieure, reliée à la recherche d’une signification plus profonde à donner au monde :
-    cause humanitaire (politique ou caritative),
-    cause écologique (extension de la cause humanitaire aux autres formes du vivant)
-    cause scientifique (maîtrise accrue de la compréhension du monde matériel, exploration de ses limites),
-    cause spirituelle (recherche d’un sens caché, métaphysique, « arrière-monde »),
-    cause artistique (recherche de la perfection ou de la profondeur du faire, développement de l’imaginaire et de ses connexions avec le réel).

Malheureusement, souvent ces causes se heurtent entre elles, et elles font même la plupart du temps l’objet de conflits internes opposant ceux qui s’y consacrent. Ainsi la cause humanitaire, dont l’objet est l’amélioration des conditions de vie des plus démunis, peut être recherchée de façon pragmatique, relative, et progressive, ou au contraire violente, totale, et immédiate. La quête spirituelle peut aussi opposer ceux qui se mettent à l’écart du monde pour accomplir leur chemin méditatif, et ceux qui veulent convertir le monde entier à leurs certitudes spirituelles…

Je suis personnellement au service de la cause artistique. Mais pour moi, cela ne veut pas dire que je suis ce qu’on a coutume d’appeler un artiste engagé.
Cette conception du rôle de l’artiste, qui date de l’apparition des avant-gardes, relie l’expression artistique à la défense de la cause progressiste, à laquelle elle est sensée servir de révélateur. Un peu comme le réalisme socialiste était subordonné à la cause politique des États communistes. Ou même, bien antérieurement, comme la peinture occidentale était, majoritairement - jusqu’au XVIIe siècle au moins, subordonnée à la cause catholique, dont elle était chargée de communiquer le message avec la force d’un langage plastique émouvant.

Aujourd’hui le problème de l’artiste engagé qui dénonce par son art les travers de la société contemporaine, vient de ce que l’on a de plus en plus de mal à savoir s’il met sa créativité au service d’un message politico-social, ou si celui-ci sert de caution à son travail plastique. Je pense par exemple à Ai Weiwei, que certains portent aux nues pour la façon dont il dénonce les drames qui entachent notre société, et que d’autres vilipendent parce qu’il fait sa réputation et sa fortune sur l’effet médiatique de la dénonciation des drames.

Alors je crois que le plus important pour un artiste n’est pas le message qu’il délivre, mais la façon dont il le délivre. Il en va de l’art plastique comme de la poésie ou de la littérature… L’engagement politique est une chose, l’art en est une autre, et sa force lui vient de l’intérieur : de la perfection et de la profondeur qu’il est capable d’atteindre, et que certains, de moins en moins nombreux, nomment encore la beauté.  Beauté classique, beauté convulsive, ou beauté libérée de toute contrainte de convention.

Peut-être l’art plastique  n’a-t-il d’ailleurs plus rien à dire d'autre que cela : l’esprit du peintre, aidé de son œil et de sa main, est libre du sujet comme de la manière. Il peut dorénavant composer une infinité de mélodies plastiques à partir des choses, des êtres, et des paysages qu’il croise chaque jour. Il ne s’agit plus pour lui d’illustrer des histoires, d’affirmer une posture idéologique, ni même d’exacerber la beauté du réel, mais plutôt de créer à partir du réel - qu’il soit grandiose ou dépourvu d’attrait - une kyrielle de petites « musiques visuelles » inouïes, chacune captant un registre particulier des vibrations harmoniques du monde.

Mais il peut aussi créer à partir des mondes imaginaires, et notamment de cet extraordinaire flot d’harmonie qu’a charrié jusqu’à nous l’histoire de la peinture depuis Lascaux. C’est ce que je tente aujourd’hui à travers ma peinture synchronistique : me plonger dans l’océan de l’histoire de l’art, en extraire quelques pépites, et, rendant humblement hommage à leurs créateurs, les tresser ensemble pour en faire émerger de nouvelles propositions poétiques.

Le rêve inquiétant, peinture synchronistique composée en 2015 à partir d'oeuvres de Zao Wou-Ki et de Goya

mardi, novembre 01, 2016

Contes pacifiques - hommage à Gauguin


Gilles Chambon, Contes pacifiques, huile sur toile 55x60cm, 2016
Paul Gauguin appartient à une génération de peintres que l’Asie, et en particulier le Japon - découvert à travers les estampes - a fascinés. L’art d’Extrême Orient semblait un ressourcement idéal pour échapper aux platitudes académiques de la peinture officielle, comme le fût aussi, au début du XXe siècle, l’art africain pour les amis d’Apollinaire. Gauguin est cependant un des seuls artistes à avoir franchi le pas, en s’exilant dans les archipels du Pacifique, où il a inventé, au contact de la civilisation indigène, l’une des plus belles façons de peindre de tous les temps. 

Paul Gauguin, Contes barbares, 1902, huile sur toile, 130x89 cm, Museum Folkwang, Essen
Contes Barbares, peint en 1902 alors qu’il était malade et proche de la mort, est l’un de ses chefs-d’œuvre. On y voit trois personnages mystérieux : sur l’arrière, son ami peintre Jacob Meyer de Haan, mort sept ans plus tôt, qu’il a affublé d’un pied griffu ; et au premier plan deux beautés marquisiennes. Les modèles qu’il avait choisis étaient sa jeune compagne Tohotaua – la jeune fille rousse du tableau, et un garçon marquisien, qu’il a représenté ici dans la position du lotus, et dont il a féminisé les traits, pour en faire une sorte d’idole de la beauté.

J’ai repris dans mon tableau synchronistique les deux personnages marquisiens, que j’ai transportés dans le monde flottant de la peinture japonaise, où le chatoiement soyeux si féminin des kimonos s’organise selon un modèle masculin de géométrie rigoureuse. Je me suis inspiré d’un paravent d’époque de Momoyama (1573-1615), provenant de Kyoto, appartenant au genre tagasode (littéralement « à qui sont ces manches? »). Ce genre particulier, montrant des kimonos pliés ou jetés sur des portants, joue sur l’ellipse en évoquant la beauté d’une femme absente. 

Paravent peint dans le genre "tagasode" d’époque de Momoyama (1573-1615), provenant de Kyoto