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vendredi, avril 17, 2015

Le Judas de Léonard


Judas dans six copies de la cène par les Leonardeschi - de gauche à droite et de haut en bas: Giampietrino, copie d'Oxford (c. 1520) - Giampietrino et atelier, copie de Tongerlo (C. 1525) - Cesare da Sesto, copie de l'église San Ambrogio, Ponte Capriasca (c. 1550) - Marco d'Oggiono, copie du château d'Ecouen (1506) - Anonyme, copie du musée de l'Ermitage, St Petersbourg (2eme moitié XVIe s.) - Cesare Magni, copie de la Pinacothèque de la Brera, Milan (C. 1520)
«    -    J’ai agi équitablement, déclara Behaim.
«   -    Équitablement, certes, poursuivit Léonard, c’est pourquoi je veux vous rendre l’honneur qui vous est dû et faire en sorte que Milan garde votre souvenir. Car le visage d’un homme tel que vous mérite qu’on le dessine et le transmette à ceux qui viendront après nous.
«    -    Il sortit alors un carnet d’esquisses et son crayon d’argent de sous sa ceinture.
{…}
«   -    Gardez un moment votre bourse à la main ! demanda Léonard qui adressa un sourire de connivence à Behaim.
« Et tandis que l’autre tenait la bourse, prêt à la faire disparaître, Léonard ajouta quelques traits et acheva son dessin. »  (Leo Perutz, Le Judas de Léonard, éd. Phébus 2005, pp. 229-231)

On sait que Léonard de Vinci a apporté un soin particulier pour choisir tant la physionomie que l’expression des apôtres dans son Cenacolo du réfectoire de Sainte Marie des Grâces à Milan, peint entre 1495 et 1498. Un certain nombre de croquis préparatoires ont été conservés, qui montrent la volonté, assez nouvelle, de personnaliser au maximum chaque apôtre. Il utilisait sans doute des modèles dont il croquait les traits, mais certainement aussi il adaptait et mélangeait les personnages réels pour que son dessin corresponde exactement à ce qu’il souhaitait signifier. Pour lui, les « mouvements de l’âme » devaient être rendus par les caractéristiques physiques, les expressions des visages, et la gestuelle des personnages.

Léonard de Vinci, Études de têtes pour la cène (Barthélémy, Judas, Jésus, Jacques le majeur, Philippe, et Simon), Codex Atlanticus, Windsor Collection

Le roman de Leo Perutz lui fait choisir comme modèle pour Judas (disciple le plus difficile à caractériser), plutôt qu’un voyou dépravé des bas-fonds de Milan, parmi lesquels il avait d’abord cherché, un marchand allemand respectable, nommé Johachim Behaim, personnage pourvu d’un réel sens moral, mais qui a le pire des défauts aux yeux de Léonard, celui de placer l’argent au-dessus de tout le reste, au point de lui sacrifier l’amour passionné qu’il éprouve pour une jeune femme, et de le pousser à adopter vis à vis d’elle un comportement méprisable et de l’abandonner (analogie avec le comportement de Judas envers le Christ).

Mais la réalité semble bien différente : dans ce que l’on peut comprendre du croquis de Judas conservé dans le Codex Atlanticus de la Winsor Collection, (dessin du milieu en haut sur l'illustration ci-dessus) comparé aux croquis, également conservés de certains des autres apôtres, et compte tenu de l’évolution que Léonard lui fait subir pour arriver au Judas définitif (connu plus par les nombreuses copies qui ont été faites par ses disciples, des personnages de son grand Cenacolo que par sa peinture originale, aujourd’hui fort altérée - illustration ci-dessous), on a d’abord le sentiment qu’il a utilisé le même modèle pour Judas et Simon, et peut-être même pour Barthélémy, en déformant ou accentuant tel ou tel trait en fonction du caractère à exprimer pour chacun des apôtres. Même chose d’ailleurs pour Jacques le Majeur et Philippe, qui, à l’évidence, se ressemblent beaucoup. 

Léonard de Vinci et ses élèves, Cène de Sante-Marie-des Grâces, Milan, groupe avec judas, après la dernière restauration (enlèvement de tous les repeints)

Attribué à Giovanni Antonio Boltraffio, croquis d'étude pour la cène de L. de Vinci : tête du Christ et de 5 apôtres, (C. 1495) Musée des Beaux-Arts de Strasbourg

Pour Judas, après avoir accentué le nez crochu, la mâchoire prognathe, le menton en galoche, l’arcade sourcilière saillante et le front fuyant, il complète la physionomie par la pilosité, et livre un Judas dont la barbe et la chevelure épaisses viennent encore accuser ces déformations. Et dernier signe ajouté au physique ingrat du malheureux, il accuse le contraste par rapport aux autres apôtres en le gratifiant d’un teint basané et d’un poil très noir (qui devient roux dans certaines copies, le roux étant souvent considéré comme maléfique)… 

En haut, détail de la cène de Juan de Juanes (c. 1550) musée du Prado, Madrid - En bas, G. Chambon, "100 titres, cène synchronistique", détail (2014)

C’est ainsi que pour les siècles suivants, le Judas de Léonard va incarner l’archétype du traître et du Juif, la collusion symbolique des deux étant patente dès les premiers siècles du christianisme, comme le remarque Anne Lafran :

« Quoique n'étant pas traîtres, les ennemis de la foi sont eux aussi considérés comme des Judas et voués à son châtiment. Ainsi, dans L 'Enfer de Dante, Mahomet se retrouve éviscéré comme Judas dans les Actes des apôtres. Quant aux Juifs, ils sont associés à la trahison de Judas dans la littérature ecclésiastique comme dans la liturgie, dès les premiers siècles. Judas a indéniablement été un outil essentiel de l'antijudaïsme et de l'antisémitisme chrétien jusqu'à une époque récente. Notre période représente dans cette histoire peu reluisante des passions occidentales une étape décisive: à partir des croisades, la situation des Juifs se détériore. Les chroniques rapportent de nombreux cas de trahisons ourdies par les Juifs mais aussi des persécutions et des pogroms. Cette fantasmagorie de la trahison culmine dans les expulsions à échelle nationale, décrétées par Philippe-Auguste en 1182, par Édouard 1er en 1290, par Philippe le Bel en 1306, réitérée en 1394 sous Charles VI. » (Anne Lafran : " Le parangon du traître, la figure de Judas aux XIIe-XIIIe et XIVe siècles", in  La Trahison, sous la direction de Claude Javeau et Sébastien Schehr, éd. Berg International, 2014).

Ajoutons encore que si Léonard a immortalisé ce Judas basané et patibulaire, il n’en est pas l’inventeur. En effet, si l’on observe certaines des cènes du XVe siècle qui ont précédé celle de Sainte Marie des Grâces de Milan, notamment celle de Dirk Bouts de 1468, et celle d’Andrea del Castagno de 1450, on voit déjà un Judas avec le nez crochu, la mâchoire inférieure proéminente et une barbe et des cheveux très noirs ; celui de del Castagno montre de plus une oreille décollée. Dans ces deux peintures, si Judas est de l’autre côté de la table (ce qui n’est plus le cas chez Léonard), il présente son visage vu sur le profil droit, position que reprendra Léonard en faisant pivoter un peu plus la tête, prise alors de trois quarts arrière, et donnant plus d’étroitesse encore au visage déjà très envahi par les cheveux et la barbe.

Andrea del Castgno, La Cène, détail, réfectoire de Sant'Apollonia, Florence, 1450
Dirk Bouts, La cène, détail, (1458), retable du Saint-Sacrement de Saint Pierre de Louvain

On peut voir dans la tête du Juif errant (Roman de Eugène Sue illustré par Gavarni – 1844) un dernier avatar du Judas de Léonard.

Paul Gavarni, couverture pour "Le Juif errant" (détail) d'Eugène Sue, 1844

mardi, avril 14, 2015

La conversion de Paul

 
Gilles Chambon, La conversion de Paul, nouveau testament, Huile sur toile 60 x 85 cm, 2015
On connaît tous l’histoire de Paul de Tarse, d'abord persécuteur des chrétiens, qui, alors qu’il se rend à Damas, tombe à terre, ébloui par une grande lueur (qui le rendra aveugle pendant trois jours) et reçoit du Christ ressuscité l’injonction de se convertir à la foi chrétienne qu’il servira dorénavant.

Cet épisode essentiel du Nouveau Testament est parmi les scènes ayant reçu le plus de représentations picturales. L'une d'elles, peinte justement par un Paul, m’a spécialement marqué : il s’agit de la toile de Véronèse (Paolo Caliari), exécuté vers 1570, et conservée au musée de l’Ermitage à St Petersbourg. 

Paolo Caliari (Véronèse), La conversion de Saül, Huile sur toile, musée de l'Ermitage, St Petersbourg

Le cadrage et la mise en scène sont totalement bouleversés par rapport aux normes : personnages décentrés et coupés par les limites du cadre, croisement des échelles, entrelacement des lignes et des plans, superposition de l’ombre et de la lumière… En un mot vacillement des repères habituels de la figuration.

Notons que depuis Véronèse, un autre Paul - Cézanne pour ne pas le nommer - a aussi, dans un sens, fait vaciller les repères de la figuration en usage au XIXe siècle… Paul serait-il un nom prédestiné à l’éblouissement et à la conversion?

Mais revenons au tableau que je présente ici : c'est une rencontre synchronistique entre la renversante conversion de Paul peinte par Véronèse, et une œuvre abstraite d’Albert Bitran (Composition au passage beige, 1973), elle-même renversée! Paul et son comparse y semblent effrayés par l’apparition abstraite qui jaillit de nulle part et les englobe peu à peu. 
 
Albert Bitran, Composition au passage beige, 1973
 
On peut y voir une métaphore de la conversion définitive de l’art pictural à la modernité, suite au choc de l’abstraction… La cécité consécutive, comme celle de Paul, a duré un certain temps; non pas trois jours, mais au moins trente années, marquées par l’obscurantisme pictural de l’art contemporain. Mais à l’image du Christ, notre imagination est capable de tout ressusciter. Et l’art actuel s’ouvre enfin, je l’espère, au nouveau testament de la peinture.

mercredi, avril 08, 2015

La promenade du centaure


Gilles Chambon, La promenade du centaure, huile sur toile, 55 x 65 cm, 2015
Les centaures vivaient sur le mont Pélion en Thessalie, au temps où le dieu Cronos régnait encore sur la terre. Ils faisaient partie du cortège de Dionysos, leur penchant pour l’ivresse étant avéré dans toutes les légendes les concernant.
Mais leur nature est évidemment double : s’ils sont capables de violence sauvage sous l’emprise de l’alcool, ils possèdent par ailleurs de grandes connaissances sur la nature, et sont de remarquables chasseurs ; le plus sage d’entre eux, le divin Chiron, passe pour avoir enseigné la médecine à Asclépios et pour avoir été le  précepteur de nombreux héros, parmi lesquels Achille.

Le centaure de mon tableau porte sur son dos un enfant ; c’est un petit Eros, qui, en tant qu’instigateur du désir, fait lui aussi partie du thiase de Dionysos. Monté sur le dos du centaure, il le taquine et l’incite malicieusement à s’enivrer.
Ce tandem centaure/Eros vient d’un modèle de sculpture grecque, maintes et maintes fois copié par les Romains. Plus précisément, il s’agit ici du centaure Borghèse.

Vieux centaure conduit par Eros, dit centaure Borghèse, sculpture romaine du IIe siècle, copie d'un original hellénistique, Louvre
Cette sculpture en marbre, datant du IIe siècle ap. J-C, fut découverte à Rome au tout début du XVIIe siècle, et se trouve maintenant au Louvre, après être restée longtemps dans la collection de la célèbre famille italienne dont elle a gardé le nom. Les artistes l’ont beaucoup admiré, et le groupe fut à nouveau copié par les sculpteurs pour orner les jardins baroques et romantiques : on ne compte plus les répliques qui virent le jour jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Copies du centaure Borghèse; de gauche à droite : Sculpt. Joseph Chinard, 1756, Lyon - Sculpt. Jacques Bousseau, XVIIIe s., Roubaix - Sculpt. Francesco Laboureur, 1684, Nantes - Anonyme, fin XIXe siècle.

Les peintres aussi s’en sont inspirés, à commencer par Rubens, qui en fit plusieurs dessins dès sa découverte (vers 1605), en tout cas avant qu’elle ne soit restaurée et qu’on rajoute au centaure et à l’enfant leurs bras manquants.

À gauche et au milieu, deux dessins de Rubens (il a utilisé celui du milieu  pour le torse du Christ dans sa peinture "Ecce Homo" - À droite, dessin anonyme du XVIIe s., d'après une gravure de Rubens (British Museum)

Mais il y eut surtout François Perrier qui, en 1638, l’intégra dans son recueil de gravures des antiquités de Rome « Segmenta Nobilium Signorum et Statuarum que temporis dentem individium evasere » (sa gravure du centaure Borghèse est, comme souvent, inversée par rapport au modèle). Cornelis van Dalen réédita quelques années après la même gravure, en la remettant à l’endroit. Et il semble bien que l’étude qu’a faite Cézanne du même centaure Borghèse soit une copie de cette gravure de van Dalen, et non un dessin croqué directement sur la sculpture du Louvre.

En haut, la gravure de François Perrier (1638), inversée par rapport au modèle, et un dessin la reprenant fidèlement
- En bas, la gravure de Cornelis van Dalen, et l'étude de Cézanne


Mais revenons à mon centaure synchronistique : il se promène dans un paysage quasi abstrait que son auteur, Francis Picabia, avait appelé Tarentelle (Picabia, Tarentelle, 1912, MoMA, NY). Or la tarentelle est une danse d’Italie du Sud qui à l’origine, selon certains chercheurs, aurait appartenu aux rites dionysiaques. Elle tire son nom de l’araignée tarentule, car au XVIIe siècle, on la dansait au cours des cérémonies destinées à guérir les maladies que l’on croyait causées par ses morsures. 

Francis Picabia, Tarentelle, huile sur toile 73,6 x 92,1cm, 1912, MoMA, NY
La promenade synchronistique du centaure portant Eros dans la tarentelle de Picabia nous plonge donc au cœur des fantasmagories du thiase dionysiaque, associant la folie de l’ivresse à la mystérieuse connaissance que procure l’osmose avec les forces naturelles.

samedi, avril 04, 2015

Écho

 
Gilles Chambon, Écho, huile sur toile, 55 x 55 cm, 2015
Ovide raconte qu'une nymphe, nommée Écho, détournait l'attention d'Héra par ses bavardages, pendant que Zeus la trompait. Un jour, Héra s'en aperçut, et condamna Écho en ces termes : « Tu auras toujours le dernier mot, mais jamais tu ne parleras la première. » C’est pourquoi, quand on crie dans les montagnes, on n'a jamais le dernier mot : toujours la voix d’Écho suit de près la nôtre.

Ma peinture synchronistique est comme Écho ; elle ne parle jamais la première : elle répète en les déformant et les mélangeant les œuvres d’autres peintres… Et elle a finalement le dernier mot.

Ici, la figure de la nymphe vient d’un dessin d’ange de Jacopo Pontormo (conservé au musée des Offices), et le fond réinterprète un tableau d’Albert Bitran de 1973, titré « Voisinage noir ».