Table des articles passés (depuis 2012)

samedi, juin 22, 2013

L’avènement de la peinture de mœurs au XVIIe siècle


Christoffel van der Lamen, Elégante compagnie, huile sur cuivre, Collection privée

Les objectifs iconographiques principaux de la peinture occidentale, jusqu’au XVIe siècle, peuvent être résumés ainsi :

-    La représentation/illustration des textes chrétiens et des légendes associées, avec un choix préférentiel pour certains épisodes suivant les époques et les contextes culturels (dès le Moyen-âge)

-    La représentation/illustration des histoires réelles et légendaires issues de la culture antique gréco-romaine (à partir de la Renaissance)

-    La représentation d’événements historiques – batailles, sacrements, mariages princiers, rencontres politiques, catastrophes naturelles, etc. (contemporains ou non) ayant vocation à s’inscrire dans la mémoire collective.

Ces trois catégories sont regroupées dans ce qu’on appelle la peinture d’Histoire ; une quatrième s’y ajoute :

-    Le portrait des personnages importants, destiné aussi à perpétuer leur mémoire.


Mais à la Renaissance, avec la diffusion des images (notamment grâce à la gravure), et le renforcement de la demande - qui apparaît dans les couches moyennes de la bourgeoisie, notamment en Flandre et aux Pays-bas, et qui augmente aussi dans la classe aristocratique, prompte à décorer ses nouveaux palais et à collectionner les peintures - l’offre va peu à peu se diversifier :

Du côté de la noblesse, qui se plaît de plus en plus à décorer ses demeures de scènes de chasses, de scènes de combats, mais aussi de scènes de banquets et de fêtes (ses occupations favorites), dans lesquelles le plaisir esthétique fini par se passer de tout prétexte historique ou mythologique : le peintre représente alors juste une scène, qui rappelle les joies de l’activité représentée.
Et fatalement le décor en soi (paysage, architecture) devient aussi un thème autonome.

Du côté de la bourgeoisie, la commande au XVIe siècle reste principalement axée sur les petits tableaux de dévotion, mais une peinture de scènes de cuisine et de scènes de marchés, généralement allégorique (Pieter Aertsen à Amsterdam et Leandro Bassano à Venise), commence à émerger. Il faut attendre le siècle suivant pour que la classe urbaine aisée se mette vraiment en scène sur les tableaux qu’elle commande.

Un nouveau rôle échoit donc aux peintres : faire l’éloge d’une activité, d’un lieu, d’un décor. L’observation du réel n’en est qu’accentuée, et par contamination, la peinture d’histoire se trouvera elle aussi touchée par cette volonté de montrer, même dans des scènes légendaires, les nuances esthétiques du réel (visages, lumières, attitudes, costumes, etc). La révolution caravagesque, très vite exportée à Utrecht, en est l’expression la plus visible.

Ce plaisir qu’ont les peintres, et en particulier ceux du Nord, à représenter le réel, les conduira à déborder les thématiques des plaisirs nobles, et à accompagner ou même susciter cette nouvelle demande de la bourgeoisie qui s’intéresse aux scènes et aux choses ordinaires : des vaches dans un pré, une bergère gardant ses montons, un bateau sur un canal, les étals d’un marché. Intérêt aussi pour les scènes vulgaires ou violentes : les rixes, les fêtes de villages, les scènes de tavernes et de débauche ; en les traitant soit sur le registre de la dérision, soit avec l’ambivalence de la présentation d’un plaisir des sens, associé à sa condamnation morale.

L’artiste montre en effet les plaisirs des sens, avec leur beauté, leurs raffinements, leurs excès, leurs bassesses… mais souvent il ajoute une symbolique qui permet une lecture morale et donne le change en condamnant la scène représentée; et on retrouve généralement un symbole de mort (crâne, sablier, chandelle, verre renversé, etc) qui rappelle que tous les plaisirs terrestres ont une fin.

Quoi qu’il en soit, ce n’est plus seulement le mythe ou la grande histoire que les artistes du XVIIe siècle mettent en scène, ni même l’illustration allégorique d’un emblème moral, mais la vie quotidienne avec ses permanences réconfortantes, ses écarts et ses petits travers, ses plaisirs et ses peines, ses joies simples, souvent traitées d’ailleurs comme une observation instantanée prise sur le vif.
La peinture de mœurs est née.

Les clients des peintres vont maintenant acheter des œuvres qui les représentent eux, sans pour autant faire leur portrait; la représentation y est générique : elle synthétise les éléments positifs exprimant leur quotidienneté ou de leur statut social - tels en tout cas qu’ils les rêvent ou les espèrent; mais elle les montre aussi dans leurs travers, tels qu’ils se plaisent à les caricaturer et à les moquer, avec un goût pour le cocasse.

Ce que l’on a regroupé par la suite sous l’étiquette de peinture de genre, correspondait à ce foisonnement de thèmes nouveaux au XVIIe siècle : peinture de société, scènes de bordel, d’auberges, de caserne, de bals, de banquets, de tabagies, de conversations, de déjeuners familiaux ; joyeuses compagnies, élégantes compagnies, rendez-vous galants, joueurs de cartes, groupes de musiciens. Scènes pastorales, fêtes villageoises, beuveries. Jeunes femmes de bonne société jouant d’un instrument, écrivant, lisant, recevant une lettre, une visite ; brodant, s’occupant d’enfants, de livrant aux tâches domestiques…
Tout un petit théâtre de figures familières sur lesquels chacun portait un regard parfois tendre, parfois fier, souvent moqueur, tantôt moral et tantôt licencieux. Plaisir des cinq sens, aiguillon de la chair et de la fortune, art du paraître, tempéré par la morale religieuse, et par le « memento mori » toujours sous-jacent.

Un codage iconographique conventionnel sert aussi cette « peinture qui relève de l’esthétique de l’allusion et qui trouve ses origines dans les allégories et les conventions symboliques du siècle précédent » (Jean Lombard, Peinture et société dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, essai sur le discours de l’histoire de l’art, Paris, 2001, p.37) ; ainsi par exemple, la Femme déchirant une lettre (Mayence) de Dirk Hals (voir illustration infra), a son sens « parfaitement défini par référence à la tradition. L’artiste a d’ailleurs peint plusieurs toiles sur ce sujet. La femme est dans une pièce où se trouve un tableau de marine. La mer symbolise les sentiments amoureux et le bateau la personne qui les éprouve. Si la femme sourit et si le tableau représente une mer calme, les amours sont heureuses et la lettre a déjà été lue. Si la mer est agitée, si la femme déchire la lettre, les nouvelles sont mauvaises et les amours malheureuses. L’espoir, le bonheur, la déception sont indiqués par une rhétorique aisément accessible. » (ibid., p. 49).

Ce type de peintures, d’un formant généralement assez modeste, s’est surtout développé en Hollande, pays protestant dont les prédicateurs dédaignaient l’imagerie religieuse des catholiques, et du même coup orientaient le marché de la peinture davantage sur la commande profane. David Vinckboons (1576-1633 Amsterdam), Hendrick Pot (1580-1657 Haarlem - Amsterdam), Dirck Hals (1591-1656 Haarlem), Willem Buytewech (1592-1624 Haarlem - Rotterdam), Jacob Jansz van Velsen (1597-1656 Delft - Amsterdam), Willem Cornelisz Duyster (1599-1635 Amsterdam), Pieter Codde (1599-1678 Amsterdam), Jacob Duck (1600-1667 Utrecht), Anthonie Palamedes (1601-1673 Delft - Amsterdam), Jan Miense Molenaer (1610-1668 Haarlem), Jacobus Vrel (1617-1681 Delft - Haarlem), Pieter de Hooch 1624-1684/94, Haarlem – Delt - Amsterdam), Jan Steen (1626-1679, Leyde – Utrecht – Haarlem - La Haye), Hendrick van der Burch (1627-1666 Delft) Johannes Vermeer (1632-1675 Delft), Pieter Cornelisz van Slingelandt (1640-1691 Leyde), etc, peignirent des centaines de tableaux de société, dont certains, comme ceux de Vermeer, se sont affranchis du simplisme un peu répétitif engendré par les codes conventionnels, et sont des chefs d’œuvre qui marquent à jamais l’histoire de la peinture.

D. Winckboons, Fête dans un parc, 1610, Rijksmuseum
H. Pot, Joyeuse compagnie à table, 1630, National Gallery, Londres
Dirk Hals, Femme déchirant une lettre
W. Buytewech, Joyeuse compagnie, c. 1623, Gemäldegalerie, Berlin


J. van Velsen, Réjouissance musicale, 1631, National Gallery, Londres
W. Duyster, Soldats jouant aux cartes, Schleißheim, Autriche



P. Codde, Cavaliers et dames, 1633, Rijksmuseum
J. Duck, Soldats en compagnie de femmes, 1650, Getty museum, Los Angeles



A. Palamedesz, Elegante compagnie

J. M. Molenaer, Jeu de main chaude

Jacobus Vrel, Femme à la fenêtre, County museum, Los Angeles
P. de Hooch, Mère épouillant son enfant, 1659, Rijksmuseum
Jan Steen, Joyeuse famille, 1668, Rijksmuseum


J. Vermeer, Liseuse à la fenêtre, c. 1658, Gemäldegalerie, Dresde
H. van der Burch, Les joueurs de cartes, 1660, Detroit Institute of Arts
P. Slingelandt, Jeune femme tenant un enfant sur ses genoux

Pendant tout le XVIIe siècle, cette catégorie de sujets se diffusa d’ailleurs à travers l’Europe, à commencer par les Flandres qui, bien que catholiques, faisaient partie de la même unité géographique et étaient en communication artistique et culturelle étroite avec la Hollande. Beaucoup d’artistes d’Anvers allaient à Amsterdam, alors centre de l’édition artistique et de la libre pensée.

L’exemple de Christoffel van der Lamen (1607-1651) est très significatif : peintre anversois natif de Bruxelles, il s’était totalement spécialisé dans les scènes élégantes (une de ses nombreuses « Elégantes compagnies » est donnée en début de cet article), avec un style très proche de ses collègues Hollandais : «Les tableaux de ce maître,[…] présentent des parties de plaisir, des assemblées d’une jeunesse volage, occupée de danses & de chansons. Les collations, les parties de tables, où le vin inspire les convives, sont encore des objets qu’il a souvent répétés, & où il a exprimé tout le sentiment qu’une imagination échauffée peut leur donner. Il a peint aussi des tabagies, où l’excès du vin agit & fait combattre les buveurs. La naïveté & la variété qui règne dans ses ouvrages, soit dans le dessin, soit dans le coloris, la délicatesse & la légèreté du pinceau, donnent à ses compositions un mérite qui le place au rang des meilleurs maîtres de l’École de Flandre.» (Extraits des différens ouvrages, publiés sur la vie des peintres, par M.P.D.L.F., Paris, 1776, volume II, p.230-231).

lundi, juin 03, 2013

Paysages de Saint Emilion in « The Little Gallery »


G. Chambon,  3 paysages de Saint Emilion, huiles sur carton toilé, en haut les photos du stade esquisse

La mémoire de chaque lieu est fixée de façon banale et éphémère par les photos souvenir, et de façon plus profonde par le travail esthétique complexe auquel se livrent les artistes, photographes, dessinateurs, ou peintres. Ce travail, lorsqu’il n’est pas stérilisé par une démarche trop exclusivement commerciale ou par un savoir-faire trop médiocre, concentre dans chaque image produite une facette de la relation esthétique entre le lieu et l’artiste.

Qu’est-ce à dire ? Que fait exactement l’artiste paysagiste ? Il arpente, il scrute, il trie, il débusque, il décante, il relie, il accorde, il synthétise… Enfin il  coule son art dans l’esprit du lieu, comme un danseur règle les mouvements de son corps à l’unisson d’une mélodie.

Mes petits paysages de Saint-Emilion sont en vente depuis un mois à la galerie d’Elena Calvo Cantero, The Little Gallery, 14 rue de la Porte Bouqueyre -  33330 Saint-Émilion