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dimanche, juin 17, 2012

Beauté classique, beauté convulsive, et beauté libérée

Beauté classique: Détail de la Sainte Anne de Léonard de Vinci (Louvre) - Beauté convulsive: Étude pour une crucifixion, de Francis Bacon, musée Guggenheim, N-Y - Beauté libérée: La porte de la Casbah, Matisse, musée Pouchkine, Moscou


Selon la thèse soutenue par Jean Clair dans son dernier livre « Ubris », ce qui caractérise, en art, la période qui commence avec le Romantisme et culmine depuis trente ans dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain, est l’abandon de la règle de beauté canonique, remplacée par une fuite en avant vers la sensation, avec un intérêt croissant pour le monstrueux.

Mais curieusement, si les deux siècles passés ont vu grandir la démesure et le monstrueux (l’inhumain, l’infrahumain, le posthumain,  – ou encore la « beauté convulsive », selon l'expression de Breton), ils ont aussi vu fleurir, particulièrement en France, une grande diversité de remarquables peintres recherchant de nouvelles voies vers une beauté rassérénée : Monet, Degas, Renoir, Whistler, Gauguin, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Klimt, Marquet… et même Dali, Ernst, Picasso ou Matisse (ces derniers, ambivalents, ont toujours oscillé entre la beauté convulsive et la beauté libérée). 
Bizarrement la plupart de ces peintres trouvent le beau non plus dans de grandes compositions ou de grands sujets d’histoire, mais dans la rencontre de leur œil (qui a acquis une certaine autonomie), avec le monde quotidien, dans sa dimension immédiate, même prosaïque. 

Tout est là : à l’inverse de la peinture classique qui rendait la beauté d’une scène imaginaire en s’appuyant sur le réalisme - souvent idéalisé  - des formes, la peinture moderne s’appuie sur le réel et le banal, pour s'en échapper et créer une beauté transposée, fluante, et personnelle.

Depuis la Renaissance (et même avant), les peintres recherchaient peu ou prou l'illusion, que celle-ci se niche dans les détails d’une main, d’un visage, d’un corps; dans la lumière du ciel, le mouvement et l’ampleur d’une scène historique, l’intimité d’un intérieur, ou la perspective d’un grand paysage. Mais dans notre période récente, les quelques peintres qui ont persisté à porter le flambeau de la beauté au milieu des monstres, n’ont plus cherché l’illusion, ni même la mise en scène. Ils ont utilisé le réel pour y pratiquer une sorte de transposition, d’extraction plastique (comme on extrait une essence de parfum à partir d’une fleur). 
Dans le sujet réel et banal, ils ont voulu saisir la beauté impliquée par le rapport entre leur regard chargé de culture, et le monde simplement vivant devant eux. 

La peinture (je parle toujours de celle qui croit à la beauté), contrairement au cinéma, n’a  peut-être aujourd’hui plus rien à dire d'autre que cela : l’esprit du peintre, aidé de son œil et de sa main, est libre du sujet comme de la manière :

- Il peut dorénavant composer une infinité de mélodies plastiques à partir des choses, des êtres, et des paysages qu’il croise chaque jour. Il ne s’agit plus pour lui d’illustrer des histoires, ni même d’exacerber la beauté du réel, mais plutôt de créer à partir du réel (qu’il soit grandiose ou dépourvu d’attrait) une kyrielle de petites musiques inouïes, chacune captant un registre particulier des vibrations harmoniques du monde. 

Regardons les deux images ci-après, et admirons comment jaillit cette beauté libérée de tout canon et de tout préjugé : Cézanne fait naître une émotion nouvelle à partir de quelques pommes posées sur une table, et Matisse fait éclore de trois aubergines au milieu de son atelier de Collioure, une danse merveilleuse des formes et des couleurs.


Cézanne, Pommes et Serviette (1879-80) , huile sur toile, (vendue chez Christie’s Londres en 1989 17 millions $)
Matisse, Intérieur aux aubergines, détrempe à la colle sur toile, 1911, musée de Grenoble


dimanche, juin 10, 2012

Maison constantinoise


Maison constantinoise 1, huile sur toile, G. Chambon, 2012

J’ai jadis passé deux années à Constantine, où, une fois mes études terminées, j’ai enseigné l’architecture. 
Dans la Souika, vieux quartier de la médina, (depuis longtemps très délabré et aujourd’hui menacé de destruction malgré un classement au patrimoine national algérien), j’avais pu alors visiter de nombreuses maisons traditionnelles dont certaines remontaient au XVIIe siècle. 
Ces maisons, comme dans tout le Maghreb, tournent le dos à la rue et sont construites autour d’un patio intérieur qui distribue les appartements et concentre la vie domestique. Il est l’expression du principe de la "horma" (qui veut dire femme en arabe, et dont le pluriel harim a donné harem). Ce principe s’attache à l’inviolabilité de l'espace domestique, qui regroupe femmes, filles, et petits enfants. 
« L'entrée se fait par une pièce en chicane "Sqiffa" qui forme écran avec l'espace extérieur, et dans laquelle s'opère le tri des visiteurs. L'élément principal de la construction est "wast ed-dar" ou patio, cour intérieure à ciel ouvert autour de laquelle s'articulent les différents composants de la maison. Régulateur de température, source d'éclairage et d'ensoleillement ; c'est l'espace où se retrouvent tous les occupants, mais espace féminin avant tout. La cohabitation dicte ses règles que chacun est tenu de respecter. L'utilisation d'équipements communs renforce la vie communautaire et les relations dépassent le stade du voisinage. L'intériorisation de la vie (tournée essentiellement vers wast ad-dar) et la sauvegarde de l'intimité familiale par le rejet de l'étranger font la différence avec les constructions élevées par les Européens. » DE LA VILLE UNIQUE À LA VILLE DUALE  Constantine, au contact de la colonisation, Ghanima MESKALDJI
Parmi les maisons que j’avais pu visiter accompagné d’autres enseignants, beaucoup sont sans doute à présent effondrées, à jamais disparues. D’où une nostalgie qui, lorsque je rouvre mes vieux albums, me donne envie de témoigner à ma manière, avec mes pinceaux.