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samedi, novembre 29, 2008

LAOCOON


Gilles Chambon, ,Laocoon, huile sur toile, 65 x 81 cm,  2008
Laocoon, prêtre d’Apollon sur les rivages de Troie. Seul parmi les Troyens il avait pressenti quelque chose de terrible dans ce cheval laissé là par les Grecs en déroute, et l’avait conjuré de sa lance. Il allait découvrir le piège d’Ulysse. Laocoon pouvait sauver son peuple. Apollon envoya contre lui deux énormes serpents (pour le punir, dit-on, de ne pas avoir respecté son vœu de célibat). Ils dévorèrent d’abord ses fils, puis Laocoon lui-même.

Le double serpent se retrouve dans beaucoup de mythologies. Il représente les forces chthoniennes antagonistes, forces de permutation, forces qui mettent l’homme devant toutes les frontières. Entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, entre la vérité et l’illusion. Qui les apprivoise possède les dons de clairvoyance et de guérison (comme Apollon). Qui les affronte, risque de sombrer dans la folie, le mensonge, ou la mort. Le bâton-sceptre du pouvoir sacré (caducée) se change alors en reptiles diaboliques, tout se trouble, et l’unité devient division. Diable, du grec διαβολη, signifie en effet division.

Pas étonnant que dans ma peinture, les deux serpents avancent masqués, avec des masques ridicules ou terrifiants, comme ceux des malfaiteurs, mais aussi comme ceux des danses sacrées africaines. Le mythe est toujours un masque qui recouvre un grand nombre d’histoires et les représente en une fable sacrée ou poétique.

Ici, le cheval de Troie, emprunté aux « Divins chevaux d’Achille » de Chirico), est la dernière séduction métaphysique, le dernier piège qui cache l'écroulement imminent de l’art traditionnel sous les assauts de l’art contemporain. Et pour faire taire ce pauvre Laocoon, prêtre-guerrier dévergondé et un peu kitsch, qui dénonce la supercherie, le dieu de l’art moderne envoie les terribles, désopilantes, et humoristiques machines de Tinguely, contre la puissance subversive desquelles le défenseur du vieux bastion de la peinture ne fait pas le poids. Comme Troie, l’art traditionnel a aujourd’hui été détruit.

Mais rien n’est jamais vraiment fini : Virgile raconte qu’Enée s’est échappé de Troie livrée aux flammes, et sa descendance a fondé Rome.

samedi, novembre 22, 2008

Sur les ailes du papillon démocratique




Quarante deux voix d’avance pour Martine ; autant dire une goutte d’eau, un battement d’aile de papillon… et l’avenir du PS s’en trouvera cependant totalement différent de ce qu’il aurait été si vingt-deux votes avaient basculé en faveur de Ségolène.


C’est le pire scénario possible, ont dit les journalistes.

Et pourtant. On sait bien que les scores trop massifs en faveur de tel ou tel candidat sont souvent le signe d’un pouvoir autoritaire qui jugule toute opposition. La quasi-égalité des forces opposées ne serait-elle pas alors un paradoxe normal dans tout vrai système démocratique ?
Le principe même de la démocratie repose sur l’alternance, c’est-à-dire sur le basculement ; sur une sorte de mouvement rotatif à oscillation pendulaire. Et ce mouvement, comme celui des grandes balançoires de fêtes foraines, suppose deux points d’équilibre : l’un est l’arrêt au point bas, stable, sans dynamique propre, et que seule une force motrice importante venant de l’extérieur pourra rompre, en remettant la machine en mouvement. Il est comparable aux cas extrêmes de régimes où le parti au pouvoir écrase d’une chape de plomb les forces d’alternance, annihilant le balancier démocratique. L’autre point d’équilibre se situe à l’opposé, en haut de l’axe vertical de la grande balançoire ; il est métastable, et le moindre souffle de vent médiatique, le moindre grain de sable dans les roulements à billes des appareils politiques, rompant l’équilibre précaire, va entraîner la dynamique populaire dans un sens ou dans l’autre, pour un cycle nouveau. En ce point d’équilibre électoral, l’effet papillon, l’indécidabilité du sens dans lequel va basculer le mouvement, vers la droite ou vers la gauche, est une chose absolument normale. Il faut s’habituer dans le monde moderne à n’avoir toujours qu’à moitié raison.

Nos personnalités politiques doivent donc rester zen, et méditer sur l’enlacement harmonieux, bien que cannibale, du yin et du yang.

dimanche, novembre 02, 2008

La vérité reste invisible si on ne l’habille pas de rêves

Canaletto, Caprice avec le pont de Palladio. Parme, Galleria Nazionale

La mémoire et l’imagination humaines sont structurées par un grand flot d’histoires… Rapportées par des témoignages, ou vécues, ou révélées, ou patiemment reconstituées, ou interprétées et embellies, ou cryptées, ou prophétisées, ou seulement imaginées et inventées… Ce flot d’histoires, qui charrie vérité et mensonge, peurs ancestrales et espoirs récurrents, s’est d’abord perpétué par traditions orales, récits mouvants, puis s’est accumulé sous forme d’œuvres fixes, figées par l’écriture.

Les hommes divisent ces récits en trois domaines, sensés ne pas avoir le même degré de vérité, quant aux événements qu’ils relatent.

  • Il y a ainsi les textes religieux, qui racontent des histoires anciennes plus ou moins réelles, souvent métaphoriques, mais dont la vérité supposée se trouve plutôt dans le sens symbolique, dans l’interprétation qu’en donnent les sages ou les mystiques illuminés.

  • Il y a, en second, les chroniques et livres d’histoire, qui témoignent d’événements réels ou s’efforcent de les reconstituer selon des méthodes scientifiques à partir de diverses traces. Leur ensemble constitue la mémoire collective de chaque société.

  • Il y a enfin les œuvres d’imagination, contes et romans, histoires inventées, dont le but est de distraire, mais aussi de faire réfléchir, ou même de faire connaître un contexte réel à travers le regard et les aventures de personnages créés de toutes pièces.

Les frontières entre ces trois genres ne sont pas si étanches qu’il y paraît à première vue. Ainsi la science historique, qui travaille sur la mémoire, directe ou transmise, et sur les traces des événements, est incapable de reconstituer tout ce qui n’a laissé aucune trace ; et les choses qui, en disparaissant, ne laissent aucune trace, représentent l’essentiel, peut-être 80% de la réalité d’une période historique donnée. On peut donc supposer que des historiens qui disposeraient d’autres récits et d’autres traces que celles qui ont été effectivement sauvées de l’oubli et transmises aux générations suivantes, reconstruiraient une histoire des civilisations et des hommes totalement différente de celle que nous connaissons ; elle n’en serait pas moins vraie. Ou tout aussi fausse. La vérité est qu’il faut bien admettre que toute vision globalisante du continuum historique comporte nécessairement une part importante de reconstructions hypothétiques, ou l’imaginaire joue un rôle de premier plan.

Notre mémoire collective, qui s’accorde sur un récit officiel et documenté de l’histoire, est donc aussi une sorte de récit mythologique. La principale différence avec les mythes anciens n’est pas sa vérité face à des billevesées (ou des contes de bonne femme, comme Michel Onfray qualifie les récits religieux) ; mais cette différence réside seulement dans le nombre beaucoup plus grand de faits et d’événements distincts intégrés dans le récit global de l’histoire, par rapports aux récits mythologiques, qui intègrent sans doute moins d’histoires particulières, et qui les synthétisent à travers des personnages princeps, en quelque sorte transhistoriques.

Quant aux romans et contes, qui revendiquent leur caractère imaginaire, il arrive certainement souvent qu’ils se rapprochent d’histoires réelles restées inconnues ; ils ne sont donc pas mensonges face à la vérité de l’histoire, mais expression intuitive de vérités erratiques, non situées par un témoignage ou une trace historique avérée.

Tout cela pour dire que la distance entre le rêve et la réalité n’est pas aussi grande que notre esprit rationnel voudrait nous le faire croire.