J’étais allé en Algérie au tout début de ma vie d’adulte, d’abord en vacances un été à Gouraya et sur la côte kabyle, avec quelques amis de fac, pieds-noirs et algériens confiants dans l’Algérie socialiste moderne, puis surtout, au sortir de mon diplôme d’architecte, comme enseignant en architecture à l’université de Constantine, pendant 24 mois, à la fin des années 70. Un noyau d’amis fidèles s’est alors constitué (parmi lesquels David Mangin, grand prix de l’urbanisme 2008, avec lequel je travaille d’ailleurs régulièrement depuis 2001) ; l’éloignement géographique des uns et des autres n’a par la suite jamais disloqué cette amitié parfois discrète, mais toujours solide. Après l’arabisation des années 80, et surtout face aux violences intégristes des années 90, je pensais ne plus jamais retourner dans ce pays qui avait pourtant tellement compté pour moi.
Et voilà que le hasard (ou la main du destin ?) me conduit à nouveau, après trente ans, sur les rivages d’El Djazaïr. Le bureau d’études Arcadis me propose en effet de travailler avec lui pour Alstom, sur la première ligne de tramway d’Alger. Malgré l’ampleur du projet et les conditions difficiles de réalisation, je n’ai pas hésité une seule seconde à dire oui.
Démarrage des études sur les chapeaux de roue, week-ends et soirées, en plus des heures normales de l’agence, passées depuis à travailler d’arrache-pied, et séjours réguliers, au rythme de deux jours tous les quinze jours, dans la capitale maghrébine. Mes souvenirs d’Alger étaient très ténus : la silhouette de la Casbah et le paysage grandiose de la baie, la grande poste, Didouche Mourad, les arcades du front de mer… et aussi les quelques ensembles de logements HLM en pierre construits par Fernand Pouillon dans les années 50. Voilà à peu près tout ce qui restait de la ville blanche dans ma mémoire.
Le premier contact rétabli, après tout ce temps, n’a pas été très touristique : j’ai d’abord été cantonné dans le quartier des Bananiers à Bab Ezzouar, où sont les locaux d’Alstom, et sur le parcours de la ligne de tramway qui desservira toute la banlieue est d’Alger, jusqu’au delà de Bordj el Kiffan. Le visage que m’offrait la ville était celui d’une agglomération bruyante et poussiéreuse, sillonnée d’autoroutes, le long desquelles alternent quartiers champignons construits par les Chinois, bourgades vétustes en sursis, truffées cependant de petites boutiques animées, et grands entrepôts industiels. Et je découvrais ces lambeaux de ville à travers les vitres d’une voiture avec chauffeur, obligatoire pour tout déplacement, selon le protocole de sécurité d’Alstom.
A Alger, à vrai dire, la maîtrise de la sécurité paraît être l’une des préoccupations essentielles. La police est partout : sur les routes, où les barrages sont légions ; aux carrefours, devant les commissariats, les casernes, et même devant tous les lieux institutionnels. Check points avec herses à clous à l’entrée des hôtels et des locaux professionnels, contrôle des bagages et des voitures, port de badge obligatoire au sein des entreprises, dont les locaux sont ceints de murs surmontés de chevaux de frise. C’est que la menace terroriste plane toujours, les GSPC n’ayant pas été totalement éradiqués. Ambiance un peu pesante, donc, mais heureusement, derrière ces dispositifs auxquels la population, habituée, ne semble plus porter attention, j’ai retrouvé le contact jovial et souriant des Algériens. La vie est sans doute dure pour beaucoup d’entre eux, mais cela n’altère pas leur convivialité. La moindre petite place, la moindre murette le long d’une rue est occupée par de nombreux oisifs qui discutent à n’en plus finir et s’interpellent dans une langue aux accents brutaux d’où émergent ça et là quelques groupes de mots français, témoignant de leur habileté à pratiquer et mélanger les deux langues. Plus que le souvenir des lieux, c’est celui des attitudes, des expressions, des dégaines, en un mot celui de la forme particulière sous laquelle s’expriment les rapports humains qui resurgit avec force, comme si trente années écoulées n’avaient été qu’un bref assoupissement de ma mémoire. Mais des nouveautés pourtant, dont la plus criante est le port du hijab à l’égyptienne par la plupart des jeunes femmes. Dans les années 70, il y avait le grand aïk blanc traditionnel porté par les Algéroises d’un certain âge, ou le grand voile noir des Constantinoises, mais les jeunes générations urbaines arboraient plutôt jupes courtes, semelles compensées, et coiffures à l’occidentale. Ce qui était la règle est devenu l’exception. Le côté normatif de l’Islam, sa pudibonderie devant les appâts féminins, semble tenir la rue. Et d’ailleurs symétriquement, on croise aussi fréquemment de jeunes hommes en gandoura grise ou blanche, crâne rasé et grande barbe carrée, affirmant leur identité avant tout musulmane. A l’inverse, l’égalité des sexes (au moins en apparence), progresse dans les administrations ; de plus en plus de femmes employées, policières, ou hôtesses, portant un costume ou un uniforme sans référence à l’Islam.
Ce qui frappe aussi, un peu comme on le voit dans les cités de nos banlieues, ce sont ces façades intégralement truffées d’antennes paraboliques. On a même le sentiment qu’au delà de l’usage, il y a une certaine fierté pour chacun à exhiber ce signe extérieur de modernité. En tout cas, nous sommes très loin de l’idée de pollution architecturale à laquelle nous associons en France toutes ces émergences nécessaires au fonctionnement des télévisions ou autres appareils domotiques.
Il y a trois jours, j’ai parcouru à pied tout le centre d’Alger, depuis l’hôtel El Djazaïr (ancien hôtel Saint-Georges) proche des hauteurs d’Hydra, jusqu’à la place des Martyrs, au pied de la Casbah.
La ville blanche aux fenêtres bleues est toujours d’une beauté étonnante : vues superbes sur la mer et le port à chaque détour de rue, grands jardins ombragés aux essences luxuriantes couronnées de palmiers, avenues et places plantées de ficus taillés au tronc noueux et aux petites feuilles sombres vernissées, arcades commerçantes doublant le front de mer, vie intense des quartiers populaires… Tout cela, je l’espère, sera préservé.
Car ici l’urbanisme moderne est encore souvent ravageur, comme il le fut chez nous dans les années 60. Il est par exemple question, le long de la rue de Tripoli (ancienne rue de Constantine), où va passer le tramway, de raser toutes les anciennes maisons (dont la plupart confèrent au quartier son caractère et sa beauté) pour édifier un nouveau centre plus moderne. Quand les gouvernements des pays du tiers-monde comprendront-ils que l’architecture historique ordinaire quand elle existe, est une chance irremplaçable pour asseoir les quartiers nouveaux et modeler l’apparence des villes du XXIe siècle ?