présentation des peintures synchronistiques

mardi, décembre 29, 2015

Troubles du désir dans la peinture contemporaine

Pablo Picasso, Nu couché au lit bleu, 1946, Ripolin et graphite sur bois de hêtre, 100x210cm, musée Picasso, Antibe -
Piero di Cosimo, La mort de Procris, 1495, huile sur bois, 65,4x184,2, National Gallery, Londres - Florence Dussuyer, Claire, triptyque, 2015, 100x300cm, technique mixte sur toile

Le désir, puissant moteur qui dirige en sous-main la plupart des actions humaines, entraîne souvent la rivalité, les conflits, et la violence, comme l’a expliqué René Girard dans sa théorie du désir mimétique. Mais fort heureusement le désir n’est pas uniquement suscité par l’envie de posséder ce que possède son voisin (le médiateur interne dans la terminologie de Girard)… Ce désir-là est certes mis en relief dans notre monde consumériste, mais il ne doit pas nous faire oublier que le désir résulte aussi et surtout de la magie de la séduction qu’une personne, un lieu, une chose, une œuvre, exercent directement sur nous, indépendamment de tout contexte social. Et si le désir mimétique peut pousser à la possession par la violence (quelle soit physique ou symbolique), le désir hypnotique provoqué par la séduction directe pousse mimétiquement au désir de séduire soi-même, d’être dans la ressemblance ou dans un effet miroir, de posséder aussi les qualités qui feront naître le désir chez les autres.

Pour résumer et en caricaturant un peu, d’un côté je désire posséder les signes de la puissance symbolique qui appartiennent à mon modèle/médiateur, et je les conquiers par la lutte, de l’autre je suis fasciné par la séduction mystérieuse d’un être ou d’une chose et je cherche en retour à produire une séduction équivalente. D’un côté je cherche la possession et la domination, de l’autre je cherche l’adhésion, la rencontre, et la proximité.

À la lumière de ces deux formes de désir très antithétiques, regardons comment se situent les peintres, dont l’art compose depuis toujours, c'est bien connu, avec le désir.
Cela saute aux yeux que dans les avant-gardes, et durant presque tout le XXe siècle, les peintres ont plutôt été mus par le désir mimétique : surenchère sur les rivaux admirés et haïs, refus de la séduction, appropriation des thèmes à la mode, volonté de puissance, violence de l’expression personnelle pour s’imposer, mépris envers le goût du public.
Tandis qu’aux siècles précédents, les artistes de la peinture classique ressortissaient davantage à la seconde forme du désir, fascinés qu’ils étaient par l’art de l’antiquité gréco-romaine (médiateur externe, donc non conflictuel, au sens donné par René Girard), toujours déférents envers leurs aînés, s’appliquant à donner davantage au public, en portant toujours plus loin les leçons reçues des maîtres du passé, et en s’appuyant sur une observation sans cesse plus poussée de la nature et une compréhension plus fine de l’âme humaine.

Je me suis posé la question de savoir comment réorienter, aujourd’hui, le travail du peintre, si l’on souhaite à nouveau s’appuyer sur le désir lié à la séduction indépendante, plutôt que sur celui engendré par le désir mimétique. Peut-être d’abord faut-il prendre toujours pour guides les peintres vers lesquels spontanément incline notre cœur (ceux qui nous séduisent), et parmi eux privilégier les moins connus, justement parce qu’ils sont vierges de l’emprise du désir mimétique.
Ensuite, il faut fuir les mouvements collectifs et chapelles artistiques, confits de désir mimétique ; puis il faut chercher par nous-même à mettre dans notre art tout le savoir-faire, toute la connaissance, toute la sincérité, et toute l’originalité qui peut-être nous rendront séduisants auprès du public, même si les médias, champions du mimétisme, ne parlent pas beaucoup de nous…
Une certaine forme de modestie, donc, mais qui n’a rien à voir avec de la médiocrité. De même que chacun sur cette terre, s’il y met du sien et de la sincérité, peut aimer passionnément et être aimé tout aussi passionnément en retour, sans pour autant ressembler à Brad Pitt ou à Angelina Joly, tout artiste suffisamment sérieux et passionné peut à nouveau séduire et combler le public d'aujourd'hui, qui ne demande qu’à partager des émotions non frelatées, pour peu qu'il arrive, au moins en art, à s'arracher au désir mimétique.
Pour cela les artistes doivent rester humbles et sincères, tout en ne renonçant jamais à apporter leur meilleure pierre au grand édifice esthétique que la peinture continue de construire depuis Lascaux.

jeudi, décembre 17, 2015

La peinture synchronistique comme art éco-responsable


Gilles Chambon, Métropole-mélodie, huile sur toile, 48x64cm, 2014
Une vérité irréfragable s’impose à nous depuis une trentaine d’années : l’humanité évolue dans un monde fini et globalisé, et on doit en tirer très vite les conséquences. Préservation du climat et des écosystèmes, économies d’énergie, régulation des crises et des conflits qui s’allument un peu partout sur le globe comme autant de clignotants rouges témoignant de l’urgence d’actions adaptées.
C’est que la civilisation « techno-capitaliste », en cause aujourd’hui, s’est appuyée essentiellement sur l’expansion (croissance, conquête, impérialisme) et sur une forme de myopie ethnocentrique (la finalité nationale semblant la plupart du temps un horizon indépassable, au détriment d’appartenances identitaires plus ouvertes).
Aujourd’hui, un changement de paradigme est en train de s’accomplir : le formidable développement de la conscience écologique a définitivement invalidé les modèles de croissance expansionniste de la société de consommation, et les instances internationales, même si elles peinent encore à s’imposer face aux intérêts égoïstes des nations, témoignent d’une aspiration de plus en plus partagée à l’émergence d’une gouvernance mondiale.

Il me semble que la répercussion de ces nouveaux paradigmes, dans le domaine de l’art, devrait nous interpeler, et porter la création contemporaine à se réformer au plus vite. En effet elle relève encore pour l’essentiel d’un besoin de nouveauté à tout prix, poussant jusqu’à l’absurde la fuite en avant initiée par l’art moderne, depuis l’apparition des avant-gardes. 
Cette conception de la création basée sur une logique de conquête perpétuelle de nouvelles facettes de la subjectivité, notamment par la transgression, est corrélée aux utopies progressistes-positivistes-révolutionnaires qui ont marqué tout le XXe siècle, et qui ont plusieurs fois conduit l’humanité au bord du gouffre.
En art, si la transgression avant-gardiste a pu un temps libérer les artistes du carcan académique, leur ouvrant de belles perspectives poétiques, elle ne devrait manifestement plus être d’actualité aujourd’hui. En effet le chaos délétère que les œuvre labellisées « art contemporain » produisent, dépasse maintenant largement les maigres intérêts que l’on peut encore leur trouver ici ou là. Et si l’AC s’est fait une spécialité du recyclage artistique des déchets et sous-produits de toutes natures issus de la société industrielle, cela n’a rien à voir avec une attitude écologique véritable. 

En effet, si rôle éco-responsable il doit y avoir pour les artistes,  ce n'est ni en participant au recyclage matériel des déchets (qui évidemment relève d’une autre échelle d’intervention), ni en portant la bonne parole écologique à l'aide de symboles simplistes. J’imaginerais plutôt ce rôle citoyen des artistes comme un engagement à préserver l’écosystème mental des individus auxquels ils adressent leurs propositions. Et là, de même que notre planète n’est pas indéfiniment transformable au gré des dynamiques techno-capitalistes, prenons acte que notre esprit ne l’est pas non plus au gré des pulsions révolutionnaires qui habitent les plus illuminés (ou allumés) d’entre nous, ou de la seule logique des machines désirantes qui travaillent les groupes humains.
Réfléchissons alors sérieusement à ce que pourrait être une écologie de l’esprit humain, soucieuse du maintien de son imago-diversité, et des équilibres psychiques indispensables à l'épanouissement personnel. L’esprit, pas plus que le corps, n’est malléable à l’infini, sauf à se placer dans une perspective transhumaniste (c’est un peu comme l’expansionnisme productif de la société de consommation qui n’est plus justifiable aujourd’hui, sauf à être considéré dans la perspective, très irréaliste, d’une conquête spatiale imminente repoussant toujours plus loin les limites de l’orbe d’intervention humaine).

Donc, en art,  plutôt que de chercher toujours à faire sauter des verrous pour découvrir des formes et des finalités nouvelles, au mépris absolu de notre « écologie cérébrale », il serait temps de marquer une pause, et de prendre conscience que le désir – ou le besoin d’art – loin d’être la quête d’un simple jeu intellectuel, participe à l’équilibre profond que chacun d’entre nous doit rechercher, notamment dans sa relation à l’Universel.

Face à l’impéritie et l’impertinence de beaucoup de créations d’aujourd’hui, renonçons momentanément à vouloir être dans le coup, arrêtons l’absorption purgative des inepties que nous vantent trop souvent les critiques et les médias spécialisés, et retournons-nous pour contempler la richesse et la pertinence poétiques des oeuvres artistiques élaborées au cours des siècles passés, XXe siècle compris, évidemment. 
C’est précisément le sens de ma peinture synchronistique : élaborer une création nouvelle en redécouvrant des œuvres oubliées, en les rapprochant bien qu’elles appartiennent à des univers picturaux en apparence éloignés, en débusquant leurs affinités secrètes, et en les métamorphosant dans une écriture picturale inédite.

La peinture synchronistique se veut donc un art réellement « éco-psycho-responsable », puisqu’au lieu de gaspiller les ressources mentales en inventant sans arrêt de nouvelles formes inutiles, il table sur une énergie imaginale renouvelable, et fait la preuve qu’on peut, par le recyclage et la mise en pot commun de notre patrimoine pictural, redynamiser l’imaginaire artistique contemporain, et lui retrouver un sens poétique inédit, riche d’évocations multiples et de résurgences imprévues.

mardi, décembre 15, 2015

Le martyre de Saint Sébastien


Gilles Chambon, Le martyre de Saint Sébastien, huile et brou de noix sur papier, 32x23cm, 2015
Saint Sébastien est l’un des martyrs préférés des peintres, peut-être surtout depuis que Mantegna en a fait une sorte de canon du corps masculin, associé à l’architecture romaine antique (colonne corinthienne au Louvre, et ordre composite au Kunsthistorisches de Vienne). 

Andrea Mantegna, Martyre de Saint Sébastien, à gauche, Louvre, à droite Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le supplice infligé au corps dénudé attaché à une colonne a permis très souvent un rapprochement avec la flagellation du Christ. Ce parallèle christique apparaît aussi dans certaines représentations de Sébastien blessé et évanoui, détaché par sainte Irène, qui rappellent clairement les descentes de croix - en particulier le St Sébastien de Ter Brugghen, du Allen Memorial Art Museum, à Oberlin (Ohio). 

À gauche, Hendrick Ter Brugghen, St Sébastien soutenu par Irène, 1625, Allen Memorial Art Museum; à gauche, Agnolo Bronzino, Pieta, 1546, musée des Beaux-Arts de Besançon

On observe également, dans un tableau de Procaccini représentant Saint Sébastien blessé et évanoui, mais cette fois soutenu par des anges, un parallèle évident avec les nombreuses représentations du Christ mort soutenu aussi par des anges. Symboliquement cette proximité entre le Christ et le Saint peut s’expliquer par le fait que Sébastien est guérit après la sagittation, à l’image du Christ qui ressuscite après la crucifixion.

À gauche, Giulio Cesare Procaccini, Martyre de Saint Sébastien, Civico Museo d'Arte Antica, Castello Sforzesco, Milan, à droite, Francesco Trevisani, Le Christ mort porté par des anges, Vers 1705 - 1710, Louvre

Mon Saint Sébastien synchronistique fait sans doute lui aussi penser à un Christ mort. J'ai utilisé à dessin une étude de Bronzino que je croyais être un corps du Christ. 


Agnolo Bronzino, dessin d'étude pour la Résurrection, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
Mais s’il a bien servi à la mise au point de sa Résurrection, il ne s'agit pas du corps de Jésus, mais de celui d'un des soldats (en-bas, à gauche).

Agnolo Bronzino, La Résurrection, Chapelle Guagnani, Santissima Annunziata, Florence

Finalement, Sébastien étant lui aussi un soldat, mon erreur retrouve une forme de légitimité ! Mystère de la synchronicité…

Quant au fond de ma composition, qui évoque à la fois la pourpre romaine et le sang, il est issu d'un tableau totalement exogène au thème traité: c'est la transposition d’une oeuvre abstraite d’Alberto Burri de 1952, intitulée « Muffa » :

Alberto Burri, Muffa, 1952
PS : j'avais aussi traité ce thème il y a une dizaine d'années, mais d'une manière très différente : Le martyre de Saint Sébastien

lundi, décembre 14, 2015

La folie de Dieu

Gilles Chambon, La folie de Dieu, huile et brou de noix sur papier, 22x30cm, 2015

Hommes effrayés en perdition, s’enlisant dans un décor qui se dérobe, mystérieuses silhouettes noires menaçantes…
Cette composition est une allégorie synchronistique, en résonnance aux attentats de Paris du 13 novembre.

Les personnages viennent d’un "Châtiment de Koré, Datan et Abiram"(1539) de Domenico Beccafumi, tandis que le décor est réinterprété d’une composition abstraite (65,1x73,7cm, 1952) d’Alberto Burri

Les attentats de Paris sont en effet, pour ceux qui les ont commis, un accomplissement de la folle cruauté divine, la même qui s'exprimait dans l'épisode de la Bible où l'Éternel punit Koré, Datan, Abiram, et leurs familles, qui s'étaient opposés à Moïse, comme aujourd'hui l'Occident s'oppose à Daesh:
  • "28 Moïse dit: «Voici comment vous reconnaîtrez que c'est l'Eternel qui m'a envoyé pour accomplir toutes ces choses et que je n'agis pas de ma propre initiative:
    29 si ces gens meurent comme le reste des hommes, s'ils subissent le sort commun à tous les hommes, ce n'est pas l'Eternel qui m'a envoyé;
    30 en revanche, si l'Eternel accomplit un acte extraordinaire, si la terre s'entrouvre pour les engloutir avec tout ce qui leur appartient et qu'ils descendent vivants dans le séjour des morts, vous saurez alors que ces gens ont méprisé l'Eternel.»
    31 Il finissait de prononcer toutes ces paroles lorsque le sol se fendit sous eux. 32 La terre s'entrouvrit et les engloutit, eux et leur famille, avec tous les partisans de Koré et tous leurs biens.
    33 Ils descendirent vivants dans le séjour des morts, eux et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent du milieu de l'assemblée. 34 Tous les Israélites qui étaient autour d'eux s'enfuirent à leur cri. Ils se disaient en effet: «Fuyons, sinon la terre nous engloutira!»
    35 Un feu jaillit, venu de l'Eternel, et dévora les 250 hommes qui offraient le parfum." (Nombres, XVI, 28 à 35).